— Alors comme ça, tu aimes écrire ? me balance-t-il avec un sourire horrible.
Je tente de retirer ma main, mais Sefana m’empêche de bouger. Quand je vois Charandon saisir un marteau, je ferme les yeux un instant. Je les rouvre au moment où il frappe. De toutes ses forces.
La douleur est si violente que mon cœur s’arrête pour repartir à toute allure.
Sefana me lâche, je me plie en deux et vomis sur le sol. Je n’arrive plus à respirer. Charandon replace ma main sur le bois et pose un énorme clou au milieu avant de l’enfoncer avec rage de plusieurs coups de marteau.
— Tu peux dire adieu au stylo ! Et si jamais t’essayes encore de prévenir qui que ce soit, je te pète l’autre main ! T’as compris, saloperie ?
Ils disparaissent et j’entends la clef dans la serrure au milieu du vacarme qui règne dans ma tête. Je comprends avec effroi que je vais passer la nuit clouée à l’établi.
Alors, je tombe à genoux. Je voudrais ne pas bouger pour ne pas attiser ma souffrance, déjà atroce, mais mon estomac se révulse une seconde fois et je vomis encore.
Maman, pourquoi m’as-tu donné la vie, si la vie c’est ça ?
Non, j’ai beau chercher, je ne comprends pas ma douleur.
Quand Charandon revient dans le garage, il est presque minuit. Tama a le front posé sur l’établi, juste à côté de sa main martyrisée. Le dos courbé, elle ne bouge pas.
— T’as compris, cette fois ?
— Oui, monsieur. Aidez-moi, s’il vous plaît…
Il allume la lumière et s’approche, armé d’une pince. Avec l’outil, il saisit la tête du clou. Tama serre les dents. Il tire un bon coup, la libérant dans une indicible douleur. Elle s’effondre sur elle-même et cale sa main au creux de son ventre. Elle sent un goût métallique dans sa bouche. Elle s’est mordu la langue jusqu’au sang.
— Amène-toi… Dépêche-toi, sinon tu passes la nuit ici !
Tama se relève pour le suivre. Dans la cuisine, Sefana les attend, avec un morceau de coton et une bouteille d’alcool. Charandon assoit Tama sur une chaise et elle pose ce qui reste de sa main sur la table. Sefana évite de la regarder, comme si elle était mal à l’aise. Elle fait couler un peu de solution désinfectante sur la plaie béante et un geyser de larmes jaillit des yeux de Tama. Des larmes, mais aucun cri.
Ensuite, Sefana lui colle un pansement dessus, un autre dessous. Comme pour cacher la perforation. Peut-être pour ne plus voir les actes de barbarie dont son gentil mari est capable.
— On recommence demain matin, annonce-t-elle. Faudrait pas que ça s’infecte.
Tama boit quelques gorgées d’eau au robinet de la cuisine. Puis elle s’exile dans la buanderie et s’écroule sur son grabat. De sa main gauche, elle attrape Batoul et l’installe près d’elle.
— Faudra pas m’en vouloir, murmure-t-elle entre deux sanglots. Mais demain, je pars. Et je ne pourrai pas t’emmener avec moi… Où je vais ? Tu ne devines pas ?… Rejoindre maman. Voilà où je vais.
28
Le jour frappa aux vitres de la chambre. Gabriel avait passé la nuit à la regarder lutter, encore et encore. Absorbé dans sa contemplation, il avait peu dormi, peut-être une heure ou deux.
Même si elle avait encore de la fièvre, l’inconnue semblait plus calme. L’épuisement la tenait toujours prisonnière d’un sommeil comateux, mais il était presque sûr désormais qu’elle n’allait pas tarder à revenir d’entre les morts.
Survivre à ses blessures.
Gabriel resta un moment dans la salle de bains et se changea. Puis il se fit un café serré qu’il but sur la terrasse, malgré le froid.
Ensuite, il retourna près d’elle et lui passa un linge mouillé sur tout le corps. Il fallait qu’elle soit propre avant le grand voyage. Celui dont on ne revient pas.
Il enfila sa parka et jeta une pelle à l’arrière du pick-up. Aujourd’hui, il neigeait, mais pas suffisamment pour l’empêcher de réaliser son projet. Il prit le volant et s’engagea sur une piste qui remontait derrière le hameau avant de s’enfoncer dans une profonde forêt. Il s’arrêta au bout de dix minutes, lorsque la piste se transforma en chemin. Il récupéra la pelle, marcha à travers bois pendant encore un kilomètre pour arriver dans une petite clairière. C’est là qu’il avait commencé à creuser la tombe de l’inconnue.
Et il était temps de terminer le travail.
Il était temps que les choses reviennent à la normale. Qu’il retrouve sa chère solitude et ses maudits cauchemars.
Il était temps qu’il continue à souffrir en silence.
Ses paupières clignèrent plusieurs fois avant de pouvoir rester ouvertes. Elle regarda longuement ce plafond en lambris avant de parvenir à tourner la tête.
C’était une chambre, vaste et lumineuse.
Son poignet était toujours menotté au lit et une nouvelle bouteille d’eau l’attendait sur la table de chevet. Malgré la douleur, elle parvint à se redresser un peu et s’empara de la bouteille avant de la vider lentement. Chaque gorgée apaisait sa soif tenace et la ramenait doucement vers la vie. Elle reposa son crâne sur l’oreiller et garda les yeux ouverts.
Où était-elle ? Qui était-elle ? Comment s’appelait-elle ?
Pourquoi son cerveau était-il vide de tout souvenir ?
Son esprit s’embruma, un voile gris submergea son champ de vision.
Elle replongea dans les ténèbres sans savoir si elle reverrait la lumière du jour.
29
C’est comme ça qu’on a assassiné leur Dieu.
Je l’ai lu dans un livre que j’avais piqué à Fadila. Il a été cloué, lui aussi. Des clous dans les mains et les pieds. Je dois être une des rares personnes à savoir à quel point il a souffert.
J’ignore si Charandon a lu la Bible, si c’est ce qui lui a donné l’idée. Ou si son imagination tordue lui a suffi.
Quelques jours plus tard, j’ai rêvé que je le tuais. C’est la première fois que je tue quelqu’un dans mes songes. Je crois qu’ils sont en train de me changer. De me rendre mauvaise. Si elle revenait, maman ne me reconnaîtrait pas. Et ça, ça me fait peur…
Finalement, je ne suis pas partie la rejoindre au pays des morts. Batoul m’a dit que j’étais trop jeune, que je devais résister. Encore résister. Que je finirais bien par sortir d’ici. Que je devais me battre parce que c’est ce que ma mère aurait voulu. Ce que ma tante aurait voulu. Ce que la vraie Batoul aurait voulu.
Alors, je suis restée ici. Dans ce monde qui ne veut pas de moi. Et je ne sais plus si c’est du courage ou tout le contraire. Dans les livres que j’ai lus, je n’ai pas trouvé de réponse à cette question. Comme à plein d’autres questions, d’ailleurs.
Chaque matin, je désinfecte ma plaie avec le produit que Sefana m’a laissé. Il sent l’eau de Javel, il est rose et il ne pique pas. Puis, j’enroule ma main dans une bande. Sefana m’en a donné plusieurs pour que je puisse en changer chaque jour. J’ai deux doigts cassés. Je le sais parce qu’ils me font terriblement souffrir, sont gonflés et noirs. Je ne peux plus les bouger et j’ignore si je pourrai m’en resservir un jour.
Sefana m’a dit que j’avais cherché cette punition, que j’étais responsable de ce qui m’arrivait. Pourtant, je ne l’ai pas sentie convaincue par ses propres paroles.
Quand Vadim m’a demandé comment je m’étais blessée, j’ai prétendu m’être coincé la main dans une porte. Il y avait Fadila près de nous et elle a baissé les yeux avant de quitter la pièce. Si j’avais un père capable de ça, je crois que j’en aurais honte. Et que, moi aussi, je baisserais les yeux.