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Le lendemain, Vadim m’a offert un dessin. Dessus, il y avait deux personnages. Une fille avec des cheveux noirs et un homme, beaucoup plus grand. La fille était couchée par terre, avec une grosse tache de sang sur sa robe. Il avait dessiné des larmes sur son visage. L’homme, debout à côté d’elle, tenait un bâton dans sa main.

Quand je lui ai demandé qui était cet homme, il m’a dit que c’était le Diable.

Après l’histoire de la lettre, Charandon et sa femme ont inspecté la buanderie. Ils ont vidé mon carton et découvert Batoul. Ils m’ont accusée de l’avoir volée et je leur ai expliqué que je l’avais trouvée dans une poubelle. Fadila ayant confirmé qu’elle l’avait jetée, ils me l’ont laissée. Ils ont trouvé un crayon de couleur et quelques feuilles griffonnées qu’ils m’ont confisqués. Ils sont tellement idiots qu’ils n’ont pas songé à chercher derrière la machine à laver ou le sèche-linge. Alors, j’ai encore mes cahiers, mes stylos et mes livres. Mais en ce moment, je n’ai plus le cœur à étudier.

Plus tard, peut-être.

Plus jamais, peut-être.

Dans deux mois, j’aurai douze ans.

Mon père a rappelé une fois. Sefana lui a dit que je leur avais volé de l’argent avant de m’enfuir. Que la police était à ma recherche et qu’ils espéraient qu’on allait me retrouver pour qu’il ne m’arrive rien de fâcheux. Qu’elle le préviendrait si elle avait des nouvelles.

J’aurais voulu crier mais Charandon avait plaqué son énorme main sur ma bouche.

Alors, j’ai juste pleuré. Pendant des heures. En imaginant ce que mon père pense de moi. Ce qu’il a dit de moi à mes frères, à sa femme et à ma tante.

J’imagine son inquiétude, aussi.

Jamais je ne pourrai rentrer chez moi, jamais je ne retrouverai les miens.

Dans deux mois, ça fera quatre ans que je suis ici. Dans l’antre du Diable.

30

Je ne l’avais pas vu depuis au moins un an.

Izri a changé, il est encore plus beau qu’avant. On dirait un homme, maintenant. C’est normal, puisqu’il vient d’avoir dix-huit ans. Il est grand, musclé, mais son visage est resté doux.

Il est passé avec sa mère, n’est pas resté longtemps. Pourtant, il a pris quelques minutes pour venir me voir et m’embrasser sur la joue. Il m’a demandé comment j’allais et a remarqué ma main bandée. Je lui ai dit que c’était le Diable qui m’avait fait ça. Il a froncé les sourcils, me répondant que le Diable n’existait pas. Alors, à voix basse, je lui ai chuchoté qu’ici, c’était sa maison.

Avant de partir, Izri m’a assuré qu’un jour, je quitterais cet endroit. Mon cœur battait fort. Je crois bien que je souriais.

J’ai eu douze ans en mai, il y a trois mois. Sefana m’a dit que ce n’était pas la peine de faire une photo. Que mon père n’en avait plus rien à foutre de moi.

J’ai recommencé à voler des livres. Enfin, à les emprunter sur les étagères. Désormais, je lis ceux de Sefana et de son mari. Heureusement pour moi, ils possèdent plein de romans. Je me demande pourquoi, vu que je ne les vois jamais lire. Peut-être pour faire joli, peut-être pour faire croire qu’ils sont cultivés. Peu importe, après tout.

Parfois, je tombe sur des histoires passionnantes. Parfois, ils me mettent mal à l’aise ou bien m’ennuient. Alors, je les remets en place et j’en prends d’autres. C’est la seule façon de m’évader de la buanderie, de la maison, de ma vie.

Ça stimule mon imagination et je m’invente toujours plus d’histoires. Ils croient que je suis là, dans la cuisine ou en train de repasser. Mais, en vérité, je suis ailleurs. Je me quitte et je m’envole, tel un oiseau, vers des contrées lointaines. Vers des vies exaltantes, des mondes meilleurs, où les petites filles ne dorment pas à côté des machines à laver, mais dans les bras de princes plus ou moins charmants. Des princes qui ont souvent le visage et le sourire d’Izri.

Hier soir, tandis que les enfants dormaient et que j’étais dans ma buanderie, j’ai entendu Sefana et son mari se disputer. Elle l’accuse de voir une autre femme. Ça ne m’étonnerait pas de lui, ce salaud ! Il lui a rétorqué qu’elle avait tout ce qu’une femme peut désirer et n’avait pas le droit de se plaindre. Comme elle a insisté, il l’a frappée et lui a ordonné de fermer sa gueule. Sefana s’est réfugiée dans la cuisine et a pleuré longtemps.

Après tous les mensonges qu’elle a servis à mon père, ç’aurait dû me faire plaisir. Pourtant, ça m’a fait de la peine. Je ne sais pas vraiment pourquoi. Peut-être parce que les Charandon sont désormais ma seule famille. Parce que je n’ai plus de mère et que Sefana pourrait être la mienne.

Alors, je suis sortie de ma cellule pour faire chauffer de l’eau. J’ai servi à Sefana une tasse de thé à la menthe et me suis assise près d’elle. Elle a séché ses larmes, m’a regardée un instant sans rien dire. Elle avait le visage marqué, comme moi quand son mari me frappe. Je crois que ça l’a gênée que je la voie dans cet état. Elle a bu son thé lentement. Puis elle s’est levée et, pour la première fois depuis que je suis ici, m’a souhaité bonne nuit.

* * *

Dans le salon, Tama est assise devant la machine à coudre. Elle a des ourlets à faire sur des pantalons neufs pour Émilien et Adina. Sefana et Fadila sont vautrées dans le canapé. Toutes deux concentrées sur leur smartphone, elles ne se parlent pas, ne se regardent pas. Tama songe que si elle avait la chance d’avoir sa mère assise près d’elle, elle la dévorerait des yeux, lui parlerait pendant des heures. Lui confierait ses petits secrets, serrée contre elle.

Mais Fadila ne sait pas encore ce que ça fait de ne plus avoir sa mère à côté de soi. Tama, elle, connaît cette souffrance, inscrite dans sa chair au fer rouge.

Elle les observe du coin de l’œil. La mère comme la fille peuvent passer des heures devant leur téléphone et ne s’en séparent jamais. Tout comme Adina ou Charandon, d’ailleurs.

Alors, Tama réalise qu’il existe mille façons d’être un esclave.

* * *

Hier soir, Vadim est venu dans la buanderie m’apporter un morceau de pain avec du fromage. Pendant que je mangeais, il s’est assis sur le matelas. Il était tard et je lui ai demandé pourquoi il ne dormait pas encore. Un cauchemar l’avait réveillé.

Il avait rêvé que je mourais de faim.

Il voulait dormir avec moi, mais je lui ai ordonné de retourner dans sa chambre avant que ses parents ne le trouvent et ne se mettent très en colère. Alors, il est parti après m’avoir embrassée sur la joue.

J’ai passé une bonne nuit, je dois l’avouer. J’avais de la nourriture dans l’estomac et de la joie dans le cœur.

Ce matin, en faisant la chambre des filles, j’ai déniché un petit carnet sous le lit de Fadila. Je sais que je n’aurais pas dû, mais je l’ai feuilleté et j’ai découvert que c’était un journal intime. Je me suis assise pour lire quelques passages. J’ai ainsi appris que Fadila avait couché avec son petit ami. Ça m’a fait rougir.

Elle est si jeune et, surtout, ils ne sont pas mariés ! Au pays, elle aurait pu se faire jeter à la rue par sa famille pour une faute pareille ! Elle aurait pu couvrir de déshonneur tous les siens ! Ici, sans doute qu’elle ne risque pas grand-chose sinon la colère de ses parents.

J’ai reposé le carnet où je l’avais trouvé avant de terminer la chambre. Et, pendant que je m’occupais de celle d’Émilien, je me suis dit que je devrais faire comme Fadila. Comme Klim, dans le livre de Troyat. Écrire ce que j’ai sur le cœur, noircir un carnet avec l’encre de ma vie.