Tandis que j’astiquais la baignoire, le couple s’est disputé dans la chambre. Ils n’ont pas crié, sans doute de peur d’être écoutés par les enfants, alors je n’ai pas compris grand-chose à ce qu’ils se disaient. J’ai seulement entendu Charandon demander à sa femme si elle cherchait la merde. Je ne sais pas si ça a un rapport avec ce qui s’est passé ce matin dans la cuisine ou si c’est pour un autre motif…
De toute façon, Sefana ne me donnera jamais raison devant son mari. Ici, je suis comme un meuble ou un animal. Je ne compte pas. Je n’ai pas de vraie place. Je pourrais disparaître, ils me remplaceraient par une autre Tama.
Je ne sais pas exactement ce que veut Charandon. Je sais juste qu’il faut que je m’en méfie. Heureusement pour moi, il est très rare que je me retrouve seule dans la maison avec lui. Il rentre tard le soir, part tôt le matin. Mais je me dis qu’une nuit, il pourrait venir dans la buanderie pendant que je dors. Et ça, ça me terrifie. Jusqu’où irait-il alors ?
La porte de ma cage ne se ferme que de l’extérieur, à l’aide d’un verrou. Je dois trouver un moyen de la bloquer. Sinon, je crois que je ne parviendrai plus à dormir…
La machine à laver est tombée en panne, le moteur a rendu l’âme.
Alors Tama est obligée de faire la lessive à la main. Des cargaisons de linge et même les draps d’Émilien qui fait encore pipi au lit malgré son âge.
De quoi faire souffrir encore et encore sa main droite qui ne s’est toujours pas remise de la barbarie de Charandon. Sefana lui a expliqué qu’ils avaient d’autres priorités que de changer le lave-linge et Tama a compris qu’elle allait jouer les lavandières pendant de longues semaines, peut-être des mois. Et même si la lessive lui prend beaucoup plus de temps, elle doit continuer à assurer les autres tâches ménagères.
Ses journées n’en finissent pas et lorsqu’elle a enfin le droit d’aller se coucher, elle s’effondre sur son matelas, n’ayant même plus la force de lire ne serait-ce qu’une ligne.
Elle a trouvé comment interdire à Charandon l’accès à la buanderie pendant la nuit. Elle utilise une chaise de la cuisine dont le dossier sert à bloquer la poignée.
Pourtant la peur est toujours là, telle une seconde peau. Une peur qui la suit jusque dans ses rêves…
33
Gabriel s’était réfugié au fond de la chambre. Assis dans le fauteuil, il regardait l’inconnue allongée sur le lit.
Elle aussi, le fixait avec des yeux débordants de terreur.
Finalement, il n’avait pas réussi.
Pas cette fois.
Elle s’était débattue, si fort qu’il avait cédé. Cédé, face à cette furieuse envie de vivre.
Le choc l’avait réveillée et, désormais, ils se jaugeaient en silence.
Gabriel était en colère. Il avait échoué, ça ne lui était jamais arrivé auparavant. Sans doute parce que c’était la première fois qu’il tentait d’assassiner une innocente.
Innocente… Qu’en savait-il ?
Assise sur le lit, dans une drôle de position, elle le dévisageait sans relâche. Attendant sans doute qu’il repasse à l’attaque.
Mais Gabriel ne s’en sentait plus la force.
Pas maintenant.
Lorsqu’il s’approcha, elle se ratatina contre la tête du lit, en proie à une frayeur sans nom. Il déposa une petite bouteille d’eau sur la table de chevet et quitta la pièce.
Elle souffla doucement, laissant retomber la pression.
La douleur revint la percuter de plein fouet. Pendant quelques instants, terrassée par la peur, elle s’était évanouie. Mais elle était de retour, violente et sans pitié.
Elle tenta malgré tout de se détacher, tirant sur son poignet comme une forcenée.
Peine perdue.
Alors, elle se rallongea sur le lit, gardant un œil sur la porte de la chambre. Il allait revenir, c’était certain. Revenir pour l’étouffer, l’étrangler ou lui fracasser le crâne.
Revenir pour l’assassiner.
Et rien ne pourrait l’en empêcher.
Rappelle-toi qui tu es. Rappelle-toi, vite !
Parce que bientôt, tu seras morte.
Rappelle-toi, sinon tu partiras sans aucun souvenir pour t’accompagner.
Gabriel se rendit dans l’écurie. Il sella Gaïa, l’une des juments. La première qu’il avait achetée. Pour Lana.
Ses gestes étaient un peu rudes et le cheval le lui reprocha en chassant brusquement de l’arrière.
— Pardon, ma vieille…
Il l’entraîna dans son sillage et, rênes à la main, s’engagea sur la piste qu’il avait empruntée le matin même pour rejoindre la forêt. Toute la montagne lui appartenait, bois compris.
Dès qu’il fut en haut du talus, il se mit en selle, espérant que cette balade lui viderait la tête et lui donnerait le courage d’accomplir ce qui devait être accompli.
— C’est toi, hein ? murmura-t-il soudain. C’est toi qui m’as empêché d’en finir avec elle…
Parler à Lana, une fois encore. Parce que, malgré tout l’amour qui les unissait, il n’avait pas été près d’elle au moment fatidique. Il n’avait pas été là pour la défendre, la sauver.
Il ne se le pardonnerait jamais. Et chaque jour, jusqu’à la délivrance, il s’arracherait le cœur pour se punir.
Lui parler, encore et encore. Pour qu’elle ne disparaisse pas vraiment.
Ou simplement parce que la douleur l’avait rendu fou.
Parfois, elle apparaissait devant lui. Parfois, elle lui répondait. Il pouvait entendre sa voix, il aurait presque pu la toucher.
— Pourquoi veux-tu la tuer ? Elle ne mérite pas de mourir !
— Qu’est-ce que tu en sais ? répondit Gabriel. On ne la connaît pas, on ignore même son prénom !
Gabriel et Gaïa traversèrent un petit torrent qui dégringolait de la montagne et la jument partit au trot. Elle adorait ce chemin, le connaissait par cœur.
— Lana, ma chérie, je dois le faire ! Je n’ai pas le choix…
— On a toujours le choix. C’est toi qui me l’as appris !
— Tu réalises les risques qu’elle nous fait courir ?… Alors donne-moi la force, s’il te plaît.
— Pourquoi est-ce que tu te tortures ainsi ? s’inquiéta Lana. Laisse-toi du temps…
La piste se mit à monter, Gaïa ralentit le pas.
— Tu as raison, comme toujours, reprit Gabriel. Mais aujourd’hui ou demain, qu’est-ce que ça change ?
Rien, il le savait.
Plus il repoussait l’échéance, plus il aurait du mal à la faire disparaître.
— Il faudrait décrouvrir qui elle est, murmura Lana.
— Tu veux savoir d’où elle vient, ce qu’elle a traversé ?… Je te reconnais bien là ! lui répondit Gabriel avec un sourire triste. Et après ? Qu’est-ce qu’on fera, hein ? Je ne pourrai jamais l’aider. Jamais…
La monture et son cavalier quittèrent la forêt pour s’aventurer sur un plateau recouvert de genêts et de lande. Ils furent cueillis par un vent froid, qui nettoyait le ciel et soulevait une poussière floconneuse.
Avec ses talons, Gabriel caressa les flancs de la jument et elle partit au galop.
Elle n’avait pas replongé dans ce qui ressemblait plus à un coma qu’à un sommeil. La peur la tenait éveillée.
Elle avait retiré le pansement sur son ventre, découvrant une vilaine blessure. Une douleur lancinante traversait son crâne de part en part et un bourdonnement tenace martyrisait ses oreilles. Avec son doigt, elle lut son visage et découvrit une bosse à la tempe, une plaie à l’arcade sourcilière. Sa lèvre supérieure était coupée.