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Qu’est-ce qui m’est arrivé ? Est-ce ce type qui m’a fait ça ?

Elle portait un tee-shirt beaucoup trop grand pour elle, appartenant sans doute à son geôlier.

Un homme dont elle ignorait tout.

Un homme impressionnant. Grand, large d’épaules… Il devait avoir quarante-cinq ans, peut-être plus. Peut-être moins. Difficile de lui donner un âge.

Elle ferma les yeux et des images s’enchaînèrent dans le désordre le plus complet. Des flashs, des visages, des lieux, des mots. Des sensations.

Rien de suffisamment précis, rien qui lui permette de reconstituer le puzzle de son existence.

Je vais mourir dans cette chambre sans même savoir qui j’ai été, qui j’ai aimé.

Quel est mon nom.

34

Ça s’est passé dimanche dernier. Sefana est partie avec Vadim et Émilien chez Mejda, tandis que Fadila et Adina allaient au cinéma. Quant à Charandon, il a dit à sa femme qu’il avait du travail à terminer et ne pouvait l’accompagner.

Quand j’ai compris que j’allais me retrouver seule avec lui pendant plusieurs heures, j’ai senti mes intestins se nouer. J’ai caché un petit couteau de cuisine dans la poche de ma blouse, puis je suis retournée finir mon repassage en retard.

Mais Charandon n’est pas venu me rejoindre.

À peine sa femme avait-elle quitté la maison qu’il a passé un coup de fil. Une demi-heure plus tard, il est sorti. Je suis allée me poster devant la fenêtre de la cuisine et j’ai vu qu’il parlait à une inconnue qui avait garé sa voiture devant le portail. Ils se sont embrassés avant de disparaître dans le garage. J’ai ôté mes chaussures et, le plus discrètement possible, j’ai poussé la porte menant au sous-sol. Là, j’ai entendu de drôles de bruits. J’ai hésité, mais ma curiosité était trop forte. Alors, j’ai descendu deux ou trois marches et jeté un œil dans le garage. L’inconnue était à moitié allongée sur le capot de la voiture, Charandon entre ses cuisses. Il avait le pantalon sur les chevilles et s’en donnait à cœur joie.

Je suis remontée aussi discrètement que j’étais descendue avant de refermer. Secouée par ce que je venais de voir, j’ai eu de la peine pour Sefana.

Mais j’ai compris que, désormais, j’avais une arme bien plus efficace qu’un couteau contre cet homme. J’ai pris mon cahier et j’y ai noté la couleur de la voiture de la femme, ainsi que le numéro inscrit sur la plaque.

* * *

Pour couper définitivement les liens entre papa et moi, les Charandon ont changé de numéro de téléphone. Il a fini par leur envoyer une lettre. Je le sais parce que j’ai entendu Sefana en parler à son mari. Elle lui demandait s’il fallait répondre et Charandon a balancé que c’était inutile.

Dans ma buanderie, j’ai pleuré longtemps. Pleuré pendant des jours en réalisant que mon père se souciait encore de moi, qu’il ne m’avait pas oubliée. Des larmes d’émotion, mais aussi de peine, en imaginant son inquiétude, sa détresse.

Je voudrais tellement pouvoir lui écrire, lui dire toute la vérité ! Mais je ne peux pas, pas maintenant. Quand Vadim aura grandi, quand il sera capable d’aller poster une lettre, je le ferai. Pour l’instant, il ne sort jamais seul dans la rue, alors, je n’ai pas fini de pleurer.

* * *

Encore un Noël chez les Charandon.

Chez nous, on ne célébrait pas Noël. Certains Marocains le font, mais papa et Afaq ont toujours refusé, disant que c’était une fête chrétienne et non musulmane. Une fête pour les mécréants.

Lorsque je vois ce qui se passe chez les Charandon, je me dis que ça n’a plus grand-chose de chrétien. Je crois que c’est surtout la fête pour ceux qui vendent cadeaux et nourriture ! Par contre, ce n’est pas la fête des dindes et des chapons… J’en ai préparé un, cette année, mais je n’ai pas pu y goûter. Et le 25 au matin, alors que les enfants déballaient leurs innombrables cadeaux, j’ai attendu sagement les miens. Comme d’habitude, Sefana m’a offert une blouse et quelques dattes séchées, mais pas de chocolat. Elle a dû oublier.

La blouse est bleue avec des carreaux blancs. Triste, je trouve. Je préférais celle avec les papillons, mais je n’ai rien dit, à part merci.

Izri et sa mère sont venus déjeuner le jour de Noël. Il a dix-neuf ans, maintenant. Il est très grand, très fort et a toujours ce regard fascinant. Ses yeux gris me font penser à un ciel d’hiver, mais un ciel lumineux.

Après le déjeuner, tandis que je faisais la vaisselle et rangeais la cuisine, il est venu prendre une canette dans le frigo et l’a bue à côté de moi. Il m’a demandé comment j’allais et cette simple question m’a réchauffé le cœur.

Il a trouvé un travail mais n’a pas voulu me dire lequel. Je n’ai pas insisté, c’est déjà tellement gentil de sa part de me parler…

Quand il est parti, je me suis sentie seule. Terriblement seule.

35

Tama a eu treize ans le mois dernier.

Plus de cinq ans passés chez les Charandon.

Mille huit cent trente-quatre jours dans l’antre du Diable.

Comme cadeau d’anniversaire, avec une semaine de décalage, Tama a eu ses premières règles. Elle n’a pas été effrayée car Fadila lui en avait parlé. Remarquant que Tama commençait à avoir de la poitrine, elle lui avait expliqué certaines choses et lui avait même offert l’un de ses vieux soutiens-gorge en lui disant que, désormais, elle devait en porter un. Il était un peu grand, mais Tama l’avait remerciée de cette gentille attention.

Le premier jour de ses règles, Tama est allée voir Sefana pour le lui annoncer. Elle avait honte, mais pas vraiment le choix. Tama a senti que la nouvelle la contrariait, sans comprendre pourquoi. Sefana lui a donné un paquet de serviettes hygiéniques et quelques culottes supplémentaires pour qu’elle puisse se changer régulièrement.

Tama se sent différente, comme si elle avait quitté un état pour en atteindre un autre. Pourtant, sa vie n’a pas changé. Elle continue à servir de bonne pour toute la famille.

Une famille qui n’est toujours pas la sienne.

* * *

L’été est déjà fini, les enfants ont repris l’école.

Il y a trois jours, Charandon a eu une promotion, il est devenu directeur de je ne sais pas quoi. Il a invité tout le monde au restaurant pour fêter la bonne nouvelle. Quant à moi, j’ai passé la soirée enfermée dans la buanderie. Ils ont oublié de me donner à manger avant de partir alors je n’ai rien eu jusqu’au lendemain matin.

C’est étrange, mais j’ai remarqué que la faim m’éclaircit les idées. C’est comme si mon esprit était plus vif, plus agile. Pour tuer le temps et oublier que j’avais l’estomac dans les talons, j’ai lu une bonne partie de la nuit. Un livre sur la Seconde Guerre mondiale. Les hommes sont fous, je crois. Mais leur folie est passionnante.

Ce soir, Sefana est déjà allée se coucher. Elle avait la migraine. Les enfants sont dans leurs chambres, sans doute dorment-ils. Charandon est devant la télé, il regarde un match de boxe.

Et moi, je suis dans la cuisine. J’ai fini la vaisselle, le rangement, et j’aimerais bien aller me coucher aussi. Mais je suis en train de terminer le travail que m’a donné Sefana cette après-midi. Elle a vu que le four était sale et m’a ordonné de le nettoyer. Elle vérifiera demain matin et j’ai intérêt à ce qu’il brille. Alors, je frotte, encore et encore.