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Ma tante avait été servante pendant son enfance et n’en gardait pas un bon souvenir. Malgré ses mises en garde, j’étais un peu triste. Je me suis dit que ça devait être merveilleux d’habiter en ville et d’avoir une bicyclette.

Le jour de mon huitième anniversaire, un dimanche, mon père est arrivé de bon matin, accompagné d’une dame. Ce n’était pas Nawel, sa nouvelle femme et, pendant un instant, j’ai cru qu’il l’avait quittée pour en épouser une autre.

Je me trompais.

Cette femme s’appelait Mejda, elle était originaire du même village que ma mère et l’avait un peu connue. Elle vivait en France et était de passage au Maroc pour ses vacances.

Mejda était élégante, souriante et très gentille. Elle avait apporté des présents pour ma tante — de quoi nourrir ses enfants pendant un mois — et même un cadeau pour moi, pour mon anniversaire. Une adorable poupée, au visage de porcelaine et aux habits délicats. Je crois que je n’avais jamais rien vu d’aussi beau, à part le visage de maman bien sûr. Elle avait de grands yeux noisette, des cheveux roux tressés, des lèvres d’un joli rose pâle. Elle était coiffée d’un large chapeau et vêtue d’une robe comme celles que portent les princesses dans les contes de fées.

J’étais éblouie. Je l’ai prise dans mes bras, l’ai serrée contre moi en disant qu’elle ne me quitterait jamais.

Nous avons déjeuné et j’ai eu l’autorisation de garder la poupée sur mes genoux pendant tout le repas. Un moment inoubliable, l’un des plus beaux de ma vie.

Dans l’après-midi, mon père m’a appris que Mejda lui avait proposé de s’occuper de moi et de m’emmener en France, où j’aurais un meilleur avenir, de meilleures chances. Il était d’accord. Il ne m’a pas demandé mon avis, bien sûr. Je n’aurais pas compris qu’il le fasse, de toute façon.

Le soir même, je disais au revoir à Afaq et à mes cousins pour repartir avec mon père et Mejda dans une voiture qu’elle avait louée. Un gros véhicule qui n’avait pas peur des pistes caillouteuses et devait valoir tellement d’argent que mon père ne pourrait jamais se l’acheter. Je me suis assise à l’arrière et, pendant le trajet, je repensais à Afaq, si triste de me quitter.

Moi, je n’étais ni triste ni gaie. Seulement inquiète.

Contrairement à ce que j’espérais, nous ne sommes pas repassés par mon ancienne maison, nous nous sommes directement rendus à l’aéroport. Là, j’ai vu que Mejda donnait de l’argent à mon père. Il y avait huit cents dirham[1], je crois. Une petite fortune.

Il m’a prise par les épaules pour me dire quelques mots. Je ne peux pas te laisser encore longtemps chez Afaq et je n’ai pas assez d’argent pour nourrir mes deux fils et ma femme. Alors, comment je pourrais te nourrir, toi ? Là-bas, en France, tu iras à l’école, tu apprendras un métier. C’est une chance pour toi.

Ensuite, il m’a ordonné de bien me tenir, de faire honneur à ma famille avant de m’embrasser. Puis il est monté dans un bus et je l’ai regardé partir.

Mejda a attrapé ma main et nous sommes entrées dans l’aéroport. Elle a été très douce avec moi, m’a assuré que j’aurais l’occasion de revenir très bientôt voir ma tante et mon père. Que j’allais connaître ce que tous les petits Marocains rêvent de connaître un jour. Que j’allais me plaire, en France.

J’étais dans un drôle d’état, à la fois exaltée et apeurée.

Mejda m’a confié un passeport qui n’était pas à mon nom, en m’expliquant qu’elle n’avait pas eu le temps d’en faire établir un spécialement pour moi. Elle m’a demandé d’apprendre le nom inscrit sur les papiers et dont je ne me souviens plus aujourd’hui. Si la police m’interrogeait, je devais répondre que j’étais sa nièce et que nous partions en vacances en France. C’était comme un jeu, finalement. Un jeu assez excitant.

Quand on a pris l’avion, au milieu de la nuit, j’étais émerveillée ! Moi qui n’avais jamais quitté mon village ou celui d’Afaq… Durant tout le vol, Mejda a dormi et lorsqu’elle s’est réveillée, elle était beaucoup moins gentille.

À Paris, nous avons pris un taxi. Pendant le trajet, Mejda m’a dit que nous nous rendions chez sa cousine et son mari, Thierry et Sefana Charandon. C’est chez eux que j’allais vivre désormais. Chez ces inconnus. Et j’ai compris que, pour les remercier de m’accueillir dans leur maison, j’allais devoir travailler à leur service.

Nous avons traversé Paris sous la pluie. Jamais je n’avais vu une ville aussi grande, aussi belle, aussi riche. Jamais je n’avais croisé autant de voitures d’un seul coup. L’impression de changer de planète ou de siècle. J’aurais voulu m’arrêter, regarder, découvrir. J’ai posé des questions à Mejda mais elle ne m’a pas répondu. Elle ne souriait plus, elle était sèche et je me suis dit que le voyage l’avait peut-être fatiguée.

Quand nous sommes arrivées chez mes nouveaux parents, j’étais très intimidée. Sefana, la cousine de Mejda, m’a montré la maison, en me précisant que j’avais interdiction d’en sortir. Que si les voisins me voyaient, ils appelleraient la police qui me jetterait en prison parce que je n’avais pas le droit d’être en France. Si quelqu’un me posait la question, je devais mentir et dire que j’étais sa nièce.

Finalement, j’étais la nièce de tout le monde. Je n’étais plus personne.

Mejda est repartie très vite, emportant avec elle la poupée qu’elle m’avait offerte chez Afaq. Alors, j’ai eu un mauvais pressentiment. J’ai su que je n’allais pas me plaire dans cet endroit.

J’avais froid, j’avais peur, j’en voulais à papa de m’avoir abandonnée. De m’avoir vendue pour nourrir ses fils.

J’ai écouté en silence Sefana me dire que je devais travailler pour rembourser ce qu’elle avait donné à mon père. Que désormais, ce serait moi qui m’occuperais de la maison, des enfants. Qui m’occuperais de tout. Elle m’a expliqué qu’elle avait deux filles et un garçon et j’ai vu qu’elle était enceinte. Elle m’a précisé que je n’avais pas le droit de parler, sauf si on m’y invitait. Que je devais me taire et ne pas écouter aux portes. Que si j’abîmais quoi que ce soit, je le paierais. Comment, je l’ignorais.

Depuis, j’ai appris.

Puis Sefana m’a demandé mon prénom. Elle a réfléchi un instant avant de m’annoncer que, désormais, je m’appellerais Tama.

Aujourd’hui, ça fait un an et une semaine que je suis ici. Il y a un calendrier dans la cuisine.

Chaque jour, je le regarde.

Chaque jour, je compte.

Chaque jour, je me dis que ce sera peut-être le dernier. Qu’enfin, je serai libérée. Qu’enfin, mon père viendra me reprendre.

Ce matin, j’ai passé l’aspirateur dans toute la maison. Ensuite, je me suis occupée du repassage.

Aujourd’hui, c’est vendredi et le vendredi, je fais quatre heures de repassage. Sefana dit que je ne suis pas rapide, que je suis feignante, que j’ai de la chance qu’elle me supporte et m’accepte dans sa maison.

La chance, quand j’y pense…

Je ne lui réponds pas. C’est préférable, sauf si je cherche les ennuis. Elle est grande, belle, sent toujours très bon. Il faut dire qu’elle passe des heures dans la salle de bains. Cette pièce où je n’ai le droit d’entrer que pour faire le ménage.

Pour ma toilette, j’utilise l’évier de la cuisine, le matin, quand tout le monde dort encore. J’ai ma propre serviette que je dois laver à part, mon propre savon que personne ne touche et un flacon de shampooing qui s’amuse à faire des nœuds dans mes cheveux. J’ai une tenue de rechange, une seule. Sefana veut que je sois toujours propre. Elle vérifie souvent mes mains avant que je prépare le repas et si elles ne sont pas impeccables, elle me les nettoie avec une brosse qui m’arrache la peau.

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1

Huit cents dirhams = environ quatre-vingts euros. (N.d.A.)