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Je crois qu’elle ne m’aime pas. J’ai peur qu’elle ne m’aime jamais.

Pourtant, je garde espoir.

Pourtant, je fais des efforts pour lui faire plaisir.

Je lui apporte son thé bien chaud dans la chambre ou dans le salon. Je lui prépare ses pâtisseries préférées, je parfume ses oreillers et son linge. Elle a une penderie pleine de magnifiques vêtements. Des choses qui doivent valoir très cher.

Bien plus cher que moi, dirait-elle.

Mais moi, de toute façon, je ne vaux rien.

Cette après-midi, en rangeant la chambre des filles, j’ai trouvé une vieille poupée dans la corbeille. Il lui manque un bras et des cheveux, ses habits sont tachés. Mais elle a un joli sourire et d’immenses yeux bleus.

Je l’ai récupérée et cachée dans mon carton. Ce soir, je pourrai la regarder, peut-être lui parler. Je sais qu’elle ne me répondra pas, mais ce sera toujours mieux que de causer dans le vide.

Elle devait appartenir à Fadila. C’est l’aînée des deux filles, elle a treize ans. Elle ne me parle jamais, sauf pour me donner des ordres. Malgré son âge, je dois l’aider à s’habiller chaque matin. Je dois brosser ses cheveux et lacer ses chaussures pour lui éviter de se baisser. Je la trouve prétentieuse. Arrogante, aurait dit Afaq.

Fadila, ça veut dire la vertu. Ça ne lui va pas du tout !

C’est la seule à porter un prénom de chez nous. Les trois autres ont des noms bizarres. Il y a Adina, la seconde fille qui vient d’avoir neuf ans. Et puis les deux garçons : Émilien, cinq ans, et Vadim, six mois. Sa chambre est derrière la cloison de la buanderie. Sefana m’a acheté un babyphone pour que je puisse me réveiller dès qu’il en a besoin. La nuit, c’est toujours moi qui me lève lorsqu’il pleure. J’ai appris à changer ses couches, à lui donner le biberon, à le faire manger. Je n’ai pas vraiment eu le choix, mais ça ne me dérange pas de m’occuper de lui. Il sourit tout le temps, rigole parfois. Les meilleurs moments que je passe dans la journée, c’est en sa compagnie. Sans doute parce qu’il m’aime bien.

Parce qu’il n’a pas encore compris que je ne suis rien.

3

Gabriel prit le volant de son pick-up et rejoignit la route en contrebas. Il décida de monter en direction du col. L’inconnue était peut-être arrivée en voiture ; si tel était le cas, il fallait faire disparaître le véhicule. Il franchit le col et commença à redescendre. Trois minutes plus tard, il la vit. Juste après un virage, une Audi était plantée dans un arbre. Un modèle sport dont le pare-brise avait éclaté. Sa passagère avait sans doute oublié de mettre sa ceinture de sécurité, d’où les plaies sur son front.

Il remorqua l’Audi jusque chez lui et la poussa au fond d’un vieux garage. Il l’inspecta de fond en comble ; une clef USB qu’il mit dans sa poche, un vieux paquet de Camel, trois briquets. Rien d’intéressant. Il mémorisa l’immatriculation de la voiture et referma les portes du garage.

Désormais, il ne restait plus aucune trace du passage de la jeune femme dans les parages.

* * *

Gabriel alluma une cigarette. L’après-midi touchait à sa fin, une nuit glaciale s’annonçait. Poussés par la faim, les prédateurs ne tarderaient plus à quitter leur tanière. Partir en chasse, traquer une proie. La dévorer. Encore vivante, parfois. C’était la règle.

La loi du plus fort.

Gabriel écrasa son mégot dans un vieux cendrier, revint à l’intérieur. Sur son ordinateur, il examina le contenu de la clef USB. Seulement de la musique. De la mauvaise musique.

Il rédigea un mail en espérant que, grâce à l’immatriculation, sa correspondante pourrait trouver à qui appartenait l’Audi.

Il fouilla ensuite le blouson de la jeune femme. Un blouson d’homme, bien trop grand pour elle. Les poches étaient vides. Pas un seul indice, pas le moindre début d’histoire. Il aurait voulu connaître son nom, sa vie. Il aurait aimé avoir quelque chose à dire au moment de la mettre en terre. Il se dirigea vers la chambre, alluma la lumière, s’approcha discrètement du lit.

Le visage de l’inconnue était couvert de sueur, ses globes oculaires bougeaient sous ses paupières closes. Il posa une main sur son front, constata qu’il était bouillant. Son état empirait, la blessure était grave. Il aurait fallu un chirurgien, un bloc opératoire. Tout ce qu’il ne pouvait lui offrir.

Il aurait fallu qu’elle trouve refuge chez quelqu’un d’autre.

Gabriel tira un fauteuil près du lit, s’y assit. Il regarda de longues minutes la jeune femme se débattre pour survivre.

Pourtant, elle allait mourir.

Il fallait qu’elle meure.

Si elle survivait à ses blessures, Gabriel ferait le nécessaire. Quand et comment, il ne l’avait pas encore décidé. Mais il avait le temps. Ce temps qui ne comptait plus. Qui ne servait qu’à faire croire que la douleur et les souvenirs sont éternels.

Alors qu’ils peuvent s’avérer mortels.

L’inconnue était belle. Sa peau mate brillait sous les assauts de la fièvre. Gabriel fit descendre les draps jusqu’au pied du lit. Un frisson secoua le corps de sa prisonnière, le froid la mordant de toutes parts. Ayant épuisé ses dernières forces en voulant se mesurer à lui, elle ne tarderait plus à rejoindre l’autre monde.

Elle avait des jambes longues et fines, terminées par des chevilles délicates. De nombreux hématomes marquaient l’intérieur de ses cuisses. Pour Gabriel, aucun doute sur ce qui avait provoqué ces traces. Un homme l’avait forcée.

Son corps était le témoin d’autres tourments, plus anciens. Des cicatrices, un peu partout. Coups, brûlures, plaies mal soignées.

Sa peau était un parchemin sur lequel un récit d’horreur s’écrivait en relief.

Il s’éclipsa quelques minutes, revint avec une petite serviette et une bassine d’eau froide. Il épongea délicatement le visage de la jeune femme, y fit couler de l’eau glacée. Elle se mit à claquer des dents, à trembler comme une feuille secouée par un mauvais vent d’automne.

Gabriel lui ôta son tee-shirt, rafraîchit le reste de son corps.

— Non…, murmura-t-elle. Non…

Il remonta les draps et la couverture sur son être transi. Souffrant et vulnérable.

À l’agonie.

Des agonies, Gabriel en avait affronté plusieurs. Il n’avait jamais fermé les yeux.

Jamais.

Il lui rattacha le poignet au barreau du lit et quitta la pièce.

4

Il est minuit, Sefana et Thierry sont enfin allés se coucher. Mais Tama ne dort pas, malgré les quinze heures de labeur de la journée. Elle pense à son pays, à Azhar, son père.

Son père, qui s’est débarrassé d’elle comme on se débarrasse de ses ordures. Pire encore, il a gagné de l’argent avec le travail qu’elle fournit ici depuis plus d’un an. Et pour combien de temps encore ?

Deux nuits auparavant, elle a fait un terrible cauchemar où Azhar la découpait en morceaux pour la servir à manger à ses fils. Tama s’en veut de ces mauvaises pensées à son égard mais ne sait les empêcher.

Elle est fatiguée, tellement fatiguée. Pourtant, impossible de fermer les yeux. La nuit, les questions assaillent son cerveau, la harcelant de toutes parts, tel un essaim de guêpes, sans qu’elle parvienne à les éloigner, les chasser.

Elle se dit que si elle s’est retrouvée ici, c’est parce qu’elle a fait quelque chose de mal, commis une faute grave. Qu’elle n’était pas assez gentille, assez jolie ou assez forte. Les trois à la fois, peut-être. Qu’Azhar n’était pas fier d’elle. Elle se répète que, d’une manière ou d’une autre, elle a dû mériter cette punition.