Sa tante Afaq lui rabâchait souvent que, dans la vie, on n’a que ce qu’on mérite.
Tama se lève, entrouvre la porte de la buanderie et écoute en retenant sa respiration. Elle ne perçoit aucune lumière, aucun bruit. Alors, elle referme discrètement, se rassoit et allume sa petite lampe. Puis elle délivre Batoul de son carton et l’installe sur le bord du matelas. Batoul, c’est le prénom qu’elle a donné à sa poupée. Parce qu’à l’école, sa meilleure amie s’appelait ainsi.
— Toi aussi, on t’a jetée à la poubelle, murmure-t-elle. Mais moi, je t’ai sauvée…
Batoul la fixe de ses yeux pleins de sagesse. Tama tente de la recoiffer pour qu’elle soit plus jolie. Même si elle n’a plus beaucoup de cheveux.
— Tu sais, un jour, mon père reviendra me chercher. Quand j’aurai été suffisamment punie. Mais ne t’en fais pas : je ne te laisserai pas là. Tu viendras avec moi ! Tu verras, mon pays, c’est beau. Le soleil y est bien plus grand qu’ici…
Elle la prend dans ses bras et éteint la lumière.
Les cauchemars, c’est toujours plus facile à deux.
— Viens ici, ordonne Sefana.
Je pose mon chiffon à poussière et m’approche. Elle me force à m’asseoir et s’empare d’une paire de ciseaux. J’ai compris, alors je ferme les yeux et serre les poings. Ma tresse descend jusqu’au creux de mes reins. Sefana la coupe en haut de ma nuque.
J’ai envie de pleurer mais me retiens.
— Voilà, c’est mieux comme ça ! s’exclame Sefana d’un air satisfait. Tu peux retourner travailler maintenant. Et balaye-moi tout ça !
Je prends le balai dans la buanderie et ramasse mes propres cheveux sur le sol. Sourire en coin, Adina m’observe. Nous avons presque le même âge, mais elle est plus grande que moi. Sans doute parce qu’elle mange à sa faim.
Ce matin, j’ai entendu cette petite peste dire à sa mère que j’étais plus jolie qu’elle. Que j’avais des cheveux plus beaux, plus brillants et plus longs que les siens. Elle a même pleuré, tapé du pied.
Pour la première fois de ma vie, je ressens quelque chose d’étrange. C’est plus fort que la colère. Envie de la défigurer avec les ciseaux. De lui fendre les joues et pourquoi pas les yeux…
Plus tard, j’apprendrai que ce sentiment s’appelle la haine.
5
L’ombre se replia doucement pour faire place à une lumière d’abord timide. De plus en plus franche. Aujourd’hui encore, le ciel serait clair. Les températures, froides.
Gabriel ouvrit les yeux. Son premier regard fut pour l’inconnue. Elle respirait toujours, la nuit ne l’avait pas emportée.
Il se leva du fauteuil, s’étira, quitta la chambre. Dans la salle à manger, Sophocle manifesta la joie de revoir son maître adoré. Gabriel lui accorda quelques caresses avant de lui ouvrir la porte d’entrée. Il raviva les braises dans la cheminée et prépara du thé.
Il en but deux tasses en regardant le soleil naître des Cévennes pour les dominer aussitôt. Jamais il ne se lassait de ce moment si particulier. De ce paysage dont la beauté le surprenait chaque jour. Ici, on pouvait oublier la laideur du monde, la lâcheté des hommes. Ou leur cruauté. Oublier le sordide, le misérable, l’irréversible.
Ici, Gabriel pouvait oublier qui il était. C’était fugace, quelques secondes à peine, mais c’était déjà inespéré. Tellement inespéré…
Sophocle remonta les marches au ralenti et vint se coucher près de Gabriel. Son maître le regarda en souriant. Il y avait tant d’amour dans les yeux de ce chien. Tant de sagesse. Tant de compréhension et de pardon.
Sophocle venait d’avoir onze ans. Il avait eu la chance de connaître Lana.
Gabriel appréhendait le jour où il le quitterait. Le jour où cette admiration injustifiée et cet amour sans bornes s’évanouiraient dans le néant.
La mort, pourtant, faisait partie de la vie. Surtout de celle de Gabriel. Elle était son ombre, son double. Elle suivait chacun de ses pas, précédait chacun de ses gestes.
Elle était son terrible destin.
Sa malédiction.
6
— C’est bientôt que je pourrai aller à l’école ?
Tama ose enfin poser la question qui tourne en boucle dans sa tête depuis des semaines. Sefana la considère d’un air éberlué, comme si on venait de lui annoncer qu’une bande d’aliens avait colonisé Paris. Puis elle se concentre à nouveau sur sa manucure, ne prenant même pas la peine de répondre.
— C’est bientôt ? répète Tama.
— Tu es trop stupide ! soupire Sefana. Ils ne veulent pas de toi à l’école. Va plutôt travailler, ça vaudra mieux.
Tama retourne dans la cuisine. Ce soir, les Charandon reçoivent des invités. Des invités importants. Alors, il faut cuisiner pour dix.
Avant qu’ils n’arrivent, Sefana l’enfermera dans la buanderie, pour que personne ne la voie. Elle fera le service et pavoisera devant ses convives, se vantant d’avoir tout préparé elle-même. Elle recevra ainsi une avalanche de compliments sur ses qualités de cuisinière.
Tama attrape le liquide vaisselle et soulève le couvercle de la cocotte. Elle asperge la blanquette d’agneau avec le produit nettoyant, mélange soigneusement et referme aussitôt. Elle s’occupe ensuite de l’entrée, une magnifique salade composée dans laquelle elle ajoute un ingrédient surprise.
Un flacon entier de piment.
Depuis la buanderie, j’entends les invités partir.
Depuis ma cellule, j’entends tout ou presque. Tout ce qui se passe dans la cuisine et dans la salle à manger. Alors, je sais que M. Charandon a été obligé de commander des pizzas après avoir goûté à ma salade et à ma blanquette d’agneau !
D’ailleurs, je suis désolée pour l’agneau qui est mort pour rien. Qui va finir dans une poubelle. Mais l’estomac des Charandon, c’est quoi, sinon une poubelle ?
Ce pauvre animal est comme moi, finalement. Qui suis née pour rien. Pour finir dans une poubelle.
La lumière s’allume, la porte de ma cage s’ouvre. Je m’attendais à voir Sefana, mais c’est son mari qui se tient sur le seuil.
— Viens ici !
Je vais être punie, je le sais. Sans doute vais-je dormir dans le garage. Peu importe, j’y survivrai.
Il m’empoigne par le bras, m’entraîne au pas de course jusque dans la cuisine. Sefana le regarde faire, de la rage plein les yeux.
— Qu’est-ce que t’as foutu ? me lance Charandon. C’est mon patron et mes collègues de travail qui étaient là ce soir ! De quoi j’ai l’air, moi ?
L’air d’un con, Thierry Charandon ! est la première réponse qui me vient à l’esprit. Mais je retiens mes paroles et mon sourire.
— Cette petite garce l’a fait exprès, souligne Sefana. Pour nous ridiculiser devant nos amis !
Charandon me secoue avec force, comme s’il voulait m’arracher le bras.
— Je vais te faire passer l’envie de te foutre de ma gueule ! hurle-t-il.
J’ai peur, mais ne regrette rien. Il m’attrape par les cheveux et me traîne jusqu’à la plaque de cuisson. Il allume le plus gros foyer, attend qu’il devienne rouge. Puis il prend ma main droite et la pose dessus.
Douleur fulgurante, intolérable. Innommable.
Mon cœur se soulève, mon estomac se vrille, mes poumons se bloquent. Je tente de me dégager, je hurle. Mais impossible d’échapper au supplice. Je me tords dans tous les sens, je m’étrangle avec mes propres cris.