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Enfin, Charandon me libère, me pousse jusqu’à la table. Il m’assoit sur une chaise, m’y maintient en appuyant sur mes épaules. La souffrance est insupportable, la paume de ma main a fondu.

— Je crois qu’elle a faim ! dit-il à sa femme.

Pendant que son mari m’immobilise, Sefana m’oblige à avaler une dizaine de cuillères de blanquette.

J’étouffe. Je pleure. Je meurs.

Pour m’empêcher de vomir, Charandon plaque ses doigts sales sur ma bouche.

— T’as compris, petite pute ? éructe-t-il. Si tu refais ça, c’est ta gueule que je pose sur le feu !

Il pue l’alcool, ses yeux sont exorbités, injectés de sang.

— Excuse-toi ! me somme Sefana. Excuse-toi tout de suite !

Charandon enlève sa main, je tremble de tout mon corps.

— Allez, excuse-toi ! répète sa femme.

— Pardon ! Pardon ! Pardon…

7

Maman s’asseyait près de moi, prenait ma main dans la sienne et me demandait de fermer les yeux. Alors, sa voix chaude me guidait tendrement jusqu’au pays des songes.

Ô pluie, pluie, pluie, Ô enfants de paysans, Ô monsieur Bouzekri, Cuisez mon pain assez tôt Pour que mes enfants dînent.

À cette époque-là, je ne m’appelais pas encore Tama.

J’ignorais tout du monde.

Je dessine papa Je dessine maman Avec toutes les couleurs Avec toutes les couleurs.
Je dessine un drapeau En haut de la falaise Je suis une artiste Je suis une artiste.

À cette époque-là, je m’endormais en souriant.

Sans doute parce que j’ignorais tout du monde.

8

Deuxième nuit près d’elle.

Près de cette jeune femme qui luttait pour rester en vie. De temps en temps, elle ouvrait les yeux quelques secondes et son regard, empli de terreur, croisait le sien. Puis ses paupières retombaient et elle s’engouffrait dans un nouveau tunnel.

Un cri, parfois. Quelques gémissements. Des mots, prononcés à voix basse et qui ne voulaient pas dire grand-chose.

Elle délirait.

Gabriel pouvait passer des heures à la contempler mais ne faisait rien pour la sauver. Car il n’oubliait pas que cette fille devait mourir.

D’ailleurs, il avait commencé à creuser sa tombe, un peu plus haut dans la forêt. Un endroit parfait pour les siècles à venir.

Il aurait pu précipiter les choses, lui coller un oreiller sur le visage ou serrer ses mains autour de son cou fragile.

Elle était une proie facile.

Mais il n’avait pas envie d’écourter ce face-à-face. Et, pendant qu’elle livrait bataille contre le mal, Gabriel tentait d’imaginer les enfers qu’elle avait défiés pour arriver jusqu’à lui. Il ignorait tout d’elle. Après tout, c’était peut-être mieux ainsi.

9

Ça fait un mois que Tama enroule chaque matin sa main droite dans un chiffon propre qu’elle maintient à l’aide d’une épingle à nourrice. La brûlure refuse de guérir. Il faut dire qu’elle n’a droit à aucun médicament. Aucune pommade.

Aucun réconfort.

Juste de l’eau froide et un vieux chiffon.

Tous les soirs, elle enlève son pansement de fortune et contemple ses chairs brûlées, à l’agonie. La douleur est moins forte qu’au début, mais toujours là. Vicieuse et lancinante.

Depuis la punition, Tama se tient à carreau. Elle n’a plus osé poser de questions ni rater un repas. Elle n’a pas envie de perdre l’usage de son autre main. De revivre cette souffrance atroce.

Quand elle sert le dîner, Charandon la fixe avec un petit sourire. Alors, Tama baisse les yeux.

Elle a compris que cet homme et sa femme ont tous les droits. Le droit de vie ou de mort sur elle. Tama a réalisé qu’elle leur appartient. Ils pourraient l’assassiner, jeter sa dépouille dans une rivière. Et après ?

Tama se rappelle qu’un jour, elle revenait du village et marchait sur le bord de la route avec Afaq. Ayant vu un petit animal mort sur le goudron, écrasé par une voiture ou un camion, elle se souvient avoir demandé à sa tante s’il allait rester là, à pourrir au soleil, ou si quelqu’un allait l’enterrer.

Tama se sent comme ce pauvre animal. Si les Charandon la tuent, elle se décomposera lentement dans un fossé et personne ne se donnera la peine de lui trouver une dernière demeure.

Qui se soucierait d’elle ? Son père, bien sûr. Sa tante Afaq, sans doute.

Tama se raccroche à cette idée comme à la branche, fragile, qui l’empêchera de tomber dans le vide.

* * *

Environ une fois par mois, un soir de la semaine, papa va dans une cabine et appelle chez les Charandon. Sefana lui raconte que je grandis bien, que je suis en pleine santé. Elle lui dit que je rencontre des difficultés à l’école, que je ne suis pas très douée, mais que je finirai bien par y arriver. Puis elle met le haut-parleur et me le passe. Bien sûr, elle écoute attentivement tout ce que je lui dis. Et je n’ai pas intérêt à me plaindre.

Une fois, j’ai osé lui demander quand il viendrait me chercher, parce que je me languissais de rentrer. Je lui ai avoué que je ne me plaisais pas trop en France. Alors, mon père s’est mis très en colère. Il m’a dit que j’avais beaucoup de chance, que j’étais une ingrate, me rappelant qu’au village c’était la misère. Que Sefana était, quant à elle, une véritable bienfaitrice pour toute la famille, qu’elle m’accueillait chez elle, se sacrifiait en lui envoyant chaque mois dix euros pour l’aider à élever ses fils.

Bien sûr, papa ignore que M. Charandon se vante de gagner dix mille euros par mois et que pour lui, dix euros, ce n’est rien.

Je me suis excusée auprès de mon père et, quand j’ai raccroché, Sefana m’a giflée. Elle m’a dit que si jamais je recommençais, je n’aurais plus le droit de lui parler.

10

Mercredi après-midi, il pleut. Une de ces pluies d’automne qui rendent le quotidien plus morose encore.

Sefana est partie avec Vadim chez le pédiatre. Elle a enfermé Tama dans la buanderie avec une grosse pile de linge à repasser. Les filles et Émilien s’amusent dans la salle à manger, elle peut les entendre se chamailler. Ils se plaignent constamment, ne semblent jamais avoir ce qu’ils désirent. Alors que Tama n’a rien, à part quelques rêves moribonds, quelques souvenirs bien trop flous pour être rassurants. Une vieille poupée défigurée, un carton avec trois ou quatre vêtements troués.

Ils rechignent à aller à l’école, alors qu’elle rêve d’apprendre.

Tama ne les comprend pas.

Soudain, elle les entend s’approcher de sa tanière. Puis le verrou glisse dans son logement et la porte s’ouvre. L’aînée, Fadila, la regarde en souriant.

— Tu viens jouer avec nous, Tama ?

Elle est tellement surprise qu’elle reste sans voix. Puis les mots reviennent.

— Je n’ai pas le droit, dit-elle. J’ai du travail.

— Maman en a pour au moins deux heures !

Tama hésite. Si Sefana la surprend à s’amuser au lieu de travailler, elle va encore être punie.

— Allez, viens… Si elle rentre, on lui dira que c’est nous qui avons insisté.

Tama débranche le fer, les rejoint dans la cuisine. Fadila attrape son poignet et l’entraîne vers la chambre du fond. Celle des filles. Une grande pièce avec deux lits superposés, deux bureaux, une commode, une armoire. Des bibelots partout, des étagères avec des livres, des malles pleines de jouets.

Tout ce que Tama n’aura jamais.

Fadila avance une chaise vers elle et l’invite à s’asseoir. Elle lui parle avec une douceur qui finit de la convaincre.

— À quoi on joue ? interroge-t-elle avec un sourire timide.

— À un jeu super-drôle, tu vas voir !

Un morceau de tissu noir dans les mains, elle passe derrière Tama pour lui bander les yeux.

— Maintenant, je vais te faire goûter des trucs et tu dois deviner ce que c’est…

Tama hoche la tête.

— Si tu devines, tu marques un point. Si tu devines pas, tu as un gage. D’accord ?

— D’accord.

— Ouvre la bouche.

Elle obéit encore. Fadila dépose sur sa langue quelque chose de sucré, de délicieux.

— Alors, c’est quoi ?

— Heu… du nougat ?

— Ouais ! s’écrie Adina. Tu marques un point.

Tama sourit puis avale la friandise. C’est du nougat marocain dont le goût ravive en elle un flot de souvenirs. Longtemps qu’elle n’avait pas mangé quelque chose d’aussi bon.

— Allez, deuxième essai ! annonce Fadila.

Tama ouvre la bouche avant même qu’on ne le lui demande. Une odeur désagréable arrive jusqu’à ses narines, une cuillère se pose sur sa langue. Un goût immonde agresse ses papilles. Son estomac se soulève, ses mains se crispent. Les enfants éclatent de rire tandis qu’elle recrache l’ignominie qu’ils ont essayé de lui faire avaler. Elle se lève, arrache le bandeau.

— T’as bouffé la merde de Vadim ! ricane Fadila.

Tama voit une couche souillée sur la moquette et regarde les trois enfants hilares. Elle prend la fuite jusqu’à la cuisine, ouvre le robinet et se rince la bouche. Quand elle se redresse, ils sont juste derrière elle.

— Tu retournes dans la chambre, on n’a pas fini, lui enjoint Fadila.

— Non, j’ai du travail.

Fadila sort de sa poche un objet brillant. Tama reconnaît une montre de gousset, habituellement exposée dans la vitrine du salon.

— C’est à mon père, rappelle l’aînée. Et si tu fais pas ce que je te dis, je la casse et je dirai que c’est toi… Papa sera tellement furieux qu’il te tuera !

Fadila met la montre par terre, pose le pied dessus.

— Alors ? dit-elle avec un sourire démoniaque.

Tama reste bouche bée un instant. Un jour, elle a entendu Charandon dire que cette montre lui venait de son père et qu’il y tenait comme à la prunelle de ses yeux. Alors, oui, il est capable de la tuer pour l’avoir cassée.

— Qu’est-ce que vous voulez, encore ? demande-t-elle avec appréhension.

— On veut juste s’amuser, c’est tout ! Assieds-toi.

Fadila remet la montre dans sa poche. Tama n’a guère d’autre choix que d’obéir. Elle s’assoit, attendant la suite des instructions. Fadila disparaît un instant et revient avec une corde. Ils l’attachent sur la chaise, arrachent ses vêtements. Elle est entièrement nue, complètement seule, à la merci de leur imagination limitée mais dangereuse. Ils lui mettent de la colle dans les cheveux, du cirage sur le visage, de la honte plein le cœur.

Ce n’est que le début.