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Tama ne les comprend pas.

Soudain, elle les entend s’approcher de sa tanière. Puis le verrou glisse dans son logement et la porte s’ouvre. L’aînée, Fadila, la regarde en souriant.

— Tu viens jouer avec nous, Tama ?

Elle est tellement surprise qu’elle reste sans voix. Puis les mots reviennent.

— Je n’ai pas le droit, dit-elle. J’ai du travail.

— Maman en a pour au moins deux heures !

Tama hésite. Si Sefana la surprend à s’amuser au lieu de travailler, elle va encore être punie.

— Allez, viens… Si elle rentre, on lui dira que c’est nous qui avons insisté.

Tama débranche le fer, les rejoint dans la cuisine. Fadila attrape son poignet et l’entraîne vers la chambre du fond. Celle des filles. Une grande pièce avec deux lits superposés, deux bureaux, une commode, une armoire. Des bibelots partout, des étagères avec des livres, des malles pleines de jouets.

Tout ce que Tama n’aura jamais.

Fadila avance une chaise vers elle et l’invite à s’asseoir. Elle lui parle avec une douceur qui finit de la convaincre.

— À quoi on joue ? interroge-t-elle avec un sourire timide.

— À un jeu super-drôle, tu vas voir !

Un morceau de tissu noir dans les mains, elle passe derrière Tama pour lui bander les yeux.

— Maintenant, je vais te faire goûter des trucs et tu dois deviner ce que c’est…

Tama hoche la tête.

— Si tu devines, tu marques un point. Si tu devines pas, tu as un gage. D’accord ?

— D’accord.

— Ouvre la bouche.

Elle obéit encore. Fadila dépose sur sa langue quelque chose de sucré, de délicieux.

— Alors, c’est quoi ?

— Heu… du nougat ?

— Ouais ! s’écrie Adina. Tu marques un point.

Tama sourit puis avale la friandise. C’est du nougat marocain dont le goût ravive en elle un flot de souvenirs. Longtemps qu’elle n’avait pas mangé quelque chose d’aussi bon.

— Allez, deuxième essai ! annonce Fadila.

Tama ouvre la bouche avant même qu’on ne le lui demande. Une odeur désagréable arrive jusqu’à ses narines, une cuillère se pose sur sa langue. Un goût immonde agresse ses papilles. Son estomac se soulève, ses mains se crispent. Les enfants éclatent de rire tandis qu’elle recrache l’ignominie qu’ils ont essayé de lui faire avaler. Elle se lève, arrache le bandeau.

— T’as bouffé la merde de Vadim ! ricane Fadila.

Tama voit une couche souillée sur la moquette et regarde les trois enfants hilares. Elle prend la fuite jusqu’à la cuisine, ouvre le robinet et se rince la bouche. Quand elle se redresse, ils sont juste derrière elle.

— Tu retournes dans la chambre, on n’a pas fini, lui enjoint Fadila.

— Non, j’ai du travail.

Fadila sort de sa poche un objet brillant. Tama reconnaît une montre de gousset, habituellement exposée dans la vitrine du salon.

— C’est à mon père, rappelle l’aînée. Et si tu fais pas ce que je te dis, je la casse et je dirai que c’est toi… Papa sera tellement furieux qu’il te tuera !

Fadila met la montre par terre, pose le pied dessus.

— Alors ? dit-elle avec un sourire démoniaque.

Tama reste bouche bée un instant. Un jour, elle a entendu Charandon dire que cette montre lui venait de son père et qu’il y tenait comme à la prunelle de ses yeux. Alors, oui, il est capable de la tuer pour l’avoir cassée.

— Qu’est-ce que vous voulez, encore ? demande-t-elle avec appréhension.

— On veut juste s’amuser, c’est tout ! Assieds-toi.

Fadila remet la montre dans sa poche. Tama n’a guère d’autre choix que d’obéir. Elle s’assoit, attendant la suite des instructions. Fadila disparaît un instant et revient avec une corde. Ils l’attachent sur la chaise, arrachent ses vêtements. Elle est entièrement nue, complètement seule, à la merci de leur imagination limitée mais dangereuse. Ils lui mettent de la colle dans les cheveux, du cirage sur le visage, de la honte plein le cœur.

Ce n’est que le début.

Les enfants jouent avec moi.

J’espérais ce moment depuis que je suis arrivée ici.

Mais jamais je n’aurais pensé devenir leur jouet.

Papa, qu’ai-je fait pour mériter ça ?

* * *

Tama est en train de préparer le repas lorsque Charandon fait irruption dans la cuisine. Il pose la montre brisée sur la table et la fixe d’un air terrifiant.

— C’est pas moi qui l’ai cassée, dit-elle.

— Ah oui ? Et qui, alors ?

— C’est Fadila.

La voix de leur fille aînée arrive jusqu’à ses oreilles.

— Mais quelle menteuse !

Fadila a crié avec tant de sincérité que Tama pourrait presque la croire.

La gifle est si violente qu’elle perd l’équilibre et tombe contre la chaise. En se relevant, elle voit de petites bulles de savon lumineuses exploser devant ses yeux.

Elle voit surtout Charandon enlever sa ceinture.

— Je vais t’apprendre à mentir !

La minute d’après, elle se retrouve à moitié nue, collée contre la table de la cuisine. La ceinture s’abat dans son dos, tant de fois qu’elle n’arrive plus à compter.

Sans doute parce qu’elle ne sait compter que jusqu’à vingt.

Les larmes montent, pourtant elle les retient. Tout comme ses cris.

Lorsqu’il s’arrête enfin, elle reste pétrifiée.

— Rhabille-toi et sers le repas ! ordonne Charandon. J’ai faim…

Il disparaît dans la salle à manger et, tandis que Tama renfile sa blouse, elle l’entend parler à sa femme.

— Elle est privée de bouffe, OK ?

Rien à manger pendant deux jours minimum. Voilà ce qui l’attend, en plus des brûlures dans le dos qui la feront souffrir davantage que son estomac vide.

Peu de temps après son arrivée dans cette maison maudite, Tama a compris que Charandon était un homme violent. Derrière une belle façade de respectabilité se cache un monstre aux pulsions incontrôlables. Tama ne peut oublier le jour où il a massacré un chat à coups de pelle, simplement parce que la pauvre bête avait mordu Adina qui tentait de l’attraper. Charandon s’était acharné sur l’animal, et ce qu’elle avait vu dans ses yeux à ce moment-là, elle le revoyait chaque fois qu’il s’en prenait à elle. Une étincelle glacée de jouissance malsaine.

Tama se répète souvent que si elle n’était pas là pour lui servir de défouloir, il cognerait sur sa femme ou ses enfants.

Oui, Tama en est sûre. Un jour, il la tuera. Comme il a tué ce pauvre chat.

Sans aucune pitié. Aucun remords.

* * *

Vers 22 h 30, Tama a enfin le droit d’aller se coucher. De cuisantes douleurs zèbrent son dos, l’empêchant une fois encore de trouver le sommeil. Elle a l’impression qu’un démon griffu lacère son échine sans relâche.

Assise sur son grabat, elle contemple sa lampe de chevet. Un pied en terre cuite, un abat-jour rose pâle, Tama l’aime beaucoup. Sa douce lumière est l’une des rares choses capables de la rassurer.

Au loin, elle entend le générique d’un film, les Charandon qui vont se coucher. Ils s’endorment toujours très vite. Sans doute ont-ils la conscience tranquille…

Le silence envahit la maison, pourtant Tama garde sa lampe allumée. La nuit est le seul moment où elle peut se reposer mais c’est surtout le seul moment où elle ne risque rien.

Quelques instants plus tard, elle perçoit des pas légers dans la cuisine, puis trois coups discrets contre la porte de sa buanderie. Elle voit apparaître le visage d’Adina. La fillette s’avance vers elle, un tube de pommade dans la main.