— C’est pour toi, chuchote-t-elle. Pour ton dos…
Surprise, Tama ne trouve rien à dire.
— Enlève ton tee-shirt.
Adina passe doucement l’onguent sur ses brûlures. Quand elle a terminé, Tama se rhabille.
— Tu le diras pas, hein ? prie Adina. À personne, hein ?
— Non, ne t’en fais pas… Merci.
— Bonne nuit ! dit-elle en s’éclipsant sur la pointe des pieds.
— Bonne nuit.
La porte se referme et Tama s’allonge sur le côté avant d’éteindre sa lampe. Elle s’endort aussitôt, un sourire sur les lèvres.
11
Gabriel plaça un épais morceau de fayard dans l’âtre. Assis près de la table en noyer, il regarda les flammes s’en saisir doucement, presque tendrement.
Un instant, il imagina le corps de la jeune inconnue en proie à leur appétit insatiable.
Quel terrible hasard l’avait conduite jusqu’à lui ? Certes, il habitait la seule maison à des kilomètres à la ronde, mais elle avait vraiment manqué de chance…
La vie précipitait les hommes sur des chemins escarpés, tortueux, dangereux. Sur le rebord des falaises, au fond des gouffres. Rarement au milieu d’édens verdoyants.
Gabriel contemplait ses mains, chauffées à blanc. Ses mains, capables de tout. Capables de bâtir, de défendre, de caresser. D’échiner, de détruire. D’offrir ou de reprendre.
Ses mains, capables de tuer.
Capables de tenir une arme, de la braquer sur un visage. D’appuyer sur la détente.
Peu de gens ont cette faculté. Il en faisait malheureusement partie.
Ce soir, il aurait aimé que la vie l’emmène ailleurs.
Loin d’ici. Loin du sang et de la colère.
Ce soir, il aurait aimé que la vie emmène cette jeune femme loin d’ici.
Loin de lui.
12
Tama nettoie la salle de bains rose. Il y en a deux dans la maison. La rose pour les filles, la bleue pour les garçons. Elle récure le lavabo et, en relevant la tête, voit son reflet dans le miroir. Sa tante Afaq lui a dit une fois qu’elle serait belle en grandissant. Elle songe qu’elle n’a pas dû encore grandir assez. Sa peau est mate, ses yeux d’une couleur étrange, hésitant entre le doré et le vert.
Tama se regarde longtemps et finit par apprivoiser son visage. Elle se persuade même qu’elle est plus jolie que les filles de Sefana. Sans doute parce que Charandon est franchement laid, à l’intérieur comme à l’extérieur.
Oui, elle décide qu’elle est plus jolie que Fadila ou Adina. Si elle ne se fait pas de compliments, qui lui en fera ? Forte de cette résolution, elle se met à chantonner en astiquant la baignoire où ces demoiselles se baigneront. Ça doit être si agréable ! Chez elle comme chez Afaq, il n’y avait pas de salle de bains.
Souvent, pendant qu’elle fait le ménage ou le repassage, Tama est ailleurs. Elle invente des histoires dont elle est l’héroïne. Son esprit se dissocie de son corps et Tama s’en va. Loin, très loin d’ici. Elle devient une petite fille — ou une femme — à qui il arrive des aventures dangereuses mais passionnantes, construites de toutes pièces par son cerveau agile. Des aventures dont elle ne sort pas toujours vivante. Mais toujours victorieuse, d’une façon ou d’une autre.
Quand elle était plus jeune, elle jouait à ce jeu avec Batoul sur le chemin de l’école.
Parfois, Tama intègre ses geôliers dans ces péripéties. Elle abîme leurs visages, détruit leur vie en construisant la sienne. Mais jamais elle ne les fait mourir. Jamais, non. Elle leur accorde sa pitié, même si elle ignore le sens de ce mot.
Ces histoires se passent au Maroc puisqu’elle ne connaît pas la France. Ce qu’elle en a vu se résume à un aéroport, une autoroute, les scènes furtives d’une capitale sous la pluie.
Ce qu’elle en voit, c’est une rue par la fenêtre.
Quand la télé est allumée, Tama parvient à voler quelques images. Elle a aperçu des montagnes enneigées, des champs verdoyants, des monuments anciens, des grands magasins remplis d’objets hors de prix. Elle a vu des images des États-Unis et du Canada aussi. Rivières, lacs, forêts. Villes gigantesques, immeubles qui percutent le ciel.
Le monde est grand, immense. Son univers, minuscule.
De la taille d’une buanderie.
Sefana a acheté un oiseau qu’elle a emprisonné dans une petite cage dorée. C’est un chardonneret mâle, paré de magnifiques couleurs. Du beige, du noir, du blanc, du rouge et du jaune. Sefana dit que ça lui rappelle le pays. Je ne sais pas où elle l’a trouvé car elle a bien précisé qu’ici, le commerce de cette espèce était interdit. Sans doute est-ce Mejda qui le lui a procuré.
Bien sûr, c’est moi qui dois le nourrir et nettoyer chaque jour sa cellule. Sefana, elle, se contente de l’écouter chanter. Du moins l’a-t-elle écouté les premiers jours. Mais, déjà, elle semble se lasser de lui.
Lui, qui a été arraché au ciel pour se retrouver coincé entre des barreaux. Lui, déraciné pour finir dans une banlieue froide de Paris. Privé des siens, de sa liberté.
Lui, dont je me sens si proche.
Comme Sefana n’a pas pris la peine de le baptiser, j’ai décidé de l’appeler Atek. Ça veut dire racé, en arabe.
Tout le monde doit porter un nom. Porter un nom, ça veut dire qu’on existe.
Lui choisir un nom, c’est comme lui montrer qu’il compte pour moi.
Mes parents aussi, m’avaient choisi un prénom. Mais je n’ai plus le droit de le porter.
Au début, Atek était très agité. Maintenant, il est souvent prostré contre les tiges métalliques et il me faut des trésors de patience pour lui faire accepter la moindre nourriture.
Je l’écoute dès que j’ai une minute. Je l’écoute et je lui parle.
Parce que je sais sa tristesse et son désespoir.
C’est en nettoyant la chambre des filles que je l’ai repéré. Ça fait longtemps que je le regarde et comme il ne bouge jamais, j’en ai conclu qu’Adina ne s’en sert plus.
C’est un livre pour apprendre à lire. Il y a des dessins d’animaux ou d’objets et, dessous, des mots. Comme je parle déjà le français, je sens que je peux y arriver.
Derrière la machine à laver, j’ai créé une cachette. J’y ai mis le livre, quelques feuilles à carreaux et un stylo. Mes trésors de guerre, volés aux enfants de Sefana. Puisqu’elle refuse de m’envoyer à l’école, je vais me débrouiller toute seule. On va voir si je suis aussi stupide qu’elle le dit…
L’hiver est arrivé et quelques flocons de neige sont même tombés hier. C’était beau à en pleurer. D’ailleurs, j’ai pleuré. Sefana m’a demandé pourquoi je chialais. Je lui ai répondu que c’était parce que ma mère me manquait. Tu finiras par l’oublier, a-t-elle crié en quittant la pièce.
Dans un mois, il y aura les fêtes de Noël. Sans doute est-ce une belle période pour les enfants. Pour moi, ça veut juste dire encore plus de travail.
Je n’espère aucun cadeau. Tout juste me donnera-t-on des restes un peu plus copieux ainsi qu’un morceau de bûche.
Mais je pourrai admirer les lumières dans le sapin et parviendrai bien à subtiliser quelques chocolats dans les boîtes entamées qu’ils laissent toujours traîner. Je les mettrai au fond de ma poche avant de les manger dans mon coin.
Finalement, Noël, ce n’est pas si mal.
Aujourd’hui, Mejda, la cousine de Sefana, passe l’après-midi à la maison. Elle vient deux ou trois fois par mois, parfois accompagnée par son fils, Izri, mais jamais par son mari.