Izri a quatorze ans, presque quinze, et c’est déjà un beau garçon aux yeux gris. Si Fadila est à la maison, ils jouent ensemble à la console tandis que leurs mères discutent dans la langue de chez nous. Aujourd’hui, Fadila n’est pas là. Alors, Izri s’ennuie. Il a les yeux rivés sur son téléphone portable, à moitié affalé sur le canapé.
À plusieurs reprises, j’ai remarqué qu’il portait des traces de coups sur le visage, je l’ai même vu une fois avec une minerve autour du cou. Je me demande si c’est son fantôme de père qui lui inflige ces mauvais traitements. Peut-être qu’il est simplement bagarreur ou pratique un sport de combat…
Je sers le thé à Sefana et Mejda puis retourne dans la cuisine. Izri m’a suivie.
— Tu me donnes à boire, Tama, s’il te plaît ?
Ce s’il te plaît me fait rougir. Je lui souris et lui offre une canette de Coca.
— Merci.
Au lieu de retourner boire son soda dans le salon, il reste à m’observer. Je sens son regard sur moi, ça me fait bizarre.
— C’est quoi ? me demande-t-il.
— Un poulet au citron.
— Ça sent vachement bon !
Il vient à côté de moi, jette un œil dans la cocotte.
— T’as coupé tes cheveux ? s’étonne-t-il.
Mon visage se crispe.
— C’est Sefana qui les a coupés.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas.
— Ça te va bien.
Il n’imagine pas à quel point ses paroles m’apaisent. Ma poitrine se gonfle, ma tête se redresse. C’est une des plus belles journées de ma vie.
13
Le jour s’était levé depuis une heure et Gabriel n’avait pas quitté son fauteuil. Il la regardait se débattre, encore et encore. Cette inconnue était incroyablement solide.
Elle lui rappelait Lana, même si elles ne se ressemblaient pas. Peut-être simplement étaient-elles belles, toutes les deux…
Il s’étira et s’éclipsa sans faire de bruit. Il se prépara un café, ouvrit la porte à Sophocle puis prit place devant son ordinateur. Il réalisa que la veille, il avait oublié de consulter ses mails, ce qui ne lui arrivait jamais. La jeune femme qui était entrée par effraction dans sa vie y prenait trop de place.
Il était temps qu’elle disparaisse.
Un courriel attira son attention. Il provenait de Lady Ekdikos. Lapidaire, comme d’habitude.
Bonjour, Gaby. Je pense à toi et je t’embrasse.
Les mains de Gabriel se crispèrent. Son cœur se mit à battre un peu plus fort. Il se laissa aller en arrière sur sa chaise, ferma les yeux. Ces quelques mots en apparence anodins signifiaient beaucoup.
Ils signifiaient la mort.
14
Tama est malade. Ça lui arrive de temps en temps. Un rhume, une angine ou une bronchite. Mais cette fois-ci, c’est plus grave. Tama a de la fièvre, beaucoup de fièvre. Elle peine à tenir debout avec l’impression que son cerveau mijote dans une eau bouillante et qu’elle marche pieds nus sur la glace. Elle a terriblement mal à la tête, des courbatures dans tout le corps.
Malgré tout, elle a préparé le dîner, fait le ménage.
Il est 20 heures, ils sont tous à table, attendant d’être servis. Tama prend le gratin dans le four, l’apporte dans la salle à manger. Ce plat, bien trop lourd pour ses bras chétifs… Alors qu’elle arrive presque à destination, ses jambes la trahissent. Elle s’écroule et le dîner se répand sur le sol. Les filles hurlent, Sefana se lève d’un bond.
— Mais quelle conne ! s’écrie-t-elle.
Tama est toujours par terre, les yeux fermés. Elle entend des voix lointaines, déformées. Comme si ceux qui parlaient étaient prisonniers de bulles en plastique.
Qu’est-ce qu’elle a ? Elle s’est évanouie, non ? Elle joue la comédie, j’suis sûre !
Charandon la secoue mais elle ne réagit pas.
Quand elle reprend connaissance, Tama est dans la buanderie, sur son matelas. Dans l’obscurité la plus complète. La solitude la plus totale.
Elle tremble, claque des dents. Elle saisit la couverture, la remonte sur son corps, se recroqueville sur son grabat. Ils n’appelleront pas le médecin, Tama en est certaine. Car le médecin ne sait pas qu’elle existe. Personne ne sait qu’elle est ici. Personne ne doit le savoir.
Elle va mourir, aucun doute. La fièvre va l’emporter, comme sa mère avant elle.
Alors, Tama prie. Faites que je meure, cette nuit. Mais sans trop souffrir, s’il vous plaît.
Tama est restée couchée pendant trois jours, clouée sur son matelas par une mauvaise grippe. À sa grande surprise, Sefana lui a donné de l’aspirine et préparé de la soupe. Si elle l’a fait, ce n’est pas parce que Tama souffrait, mais parce qu’elle avait hâte que sa servante se remette au travail.
Durant ces trois jours, Tama a été victime d’une vague d’hallucinations. Elle a vu sa mère, penchée sur elle, là dans cette immonde buanderie. Elle a cru entendre son père parler dans le salon. Il disait à Sefana qu’elle ne s’était pas bien occupée de sa fille et qu’il la ramenait au pays. Elle a même vu sa copine Batoul lui apporter des cornes de gazelle. Elle n’avait pas changé depuis l’école, sauf qu’il lui manquait un bras, comme la poupée.
Mauvais tours joués par la fièvre.
Personne n’est venu la rassurer, la chercher, la sortir de cet enfer. Aucun miracle ne s’est produit et, en fin de matinée, Sefana a décrété qu’elle allait mieux et devait se remettre au travail. Alors, Tama s’est lavée, habillée et a renfilé sa blouse. Même si elle est épuisée, les yeux brillants de fièvre et le corps endolori.
Sefana est très énervée et prétend que sa petite bonne a contaminé presque toute la famille.
— C’est Fadila qui a commencé, a argué Tama. Elle avait de la fièvre un jour avant moi.
— Pourquoi tu accuses toujours les autres ? a hurlé Sefana.
— Je ne vois pas comment j’aurais pu ramener quoi que ce soit à la maison, vu que je ne sors jamais.
À court d’arguments, Sefana l’a giflée avant de quitter la cuisine.
Charandon est couché depuis trois jours, ainsi qu’Émilien. Fadila arrive à se lever mais n’est pas encore retournée à l’école. Pourtant, eux ont eu un médecin à leur chevet et ingurgitent tout un tas de médicaments. Tama songe qu’ils sont moins résistants qu’elle et cette idée lui procure une certaine fierté. Tout comme l’idée de les savoir souffrants lui procure un indéniable plaisir. Alors qu’elle lave et étend le linge qui s’est amoncelé pendant sa brève convalescence, Tama espère qu’elle ne va pas être punie pour ces mauvaises pensées.
Punie… mais par qui, au fait ?
Elle a toujours entendu dire qu’il existait un Dieu. Là-haut, quelque part. Afaq lui en parlait, de temps en temps. Il voit chacune de nos actions, devine chacune de nos pensées, juge chacun de nos actes.
S’Il voit ce qu’elle endure ici, pourquoi n’intervient-Il pas ?
Peut-être qu’elle est trop insignifiante pour qu’Il fasse attention à elle. Mais n’est-ce pas justement la faculté d’un dieu que de discerner ce qui est trop petit pour être vu par les hommes ?
Ou alors, peut-être qu’Il n’existe pas. Tout simplement.
Je frappe trois coups contre la porte, ramasse le plateau que j’ai posé par terre et entre dans la chambre. Charandon est alité, le crâne enfoncé dans un oreiller moelleux.