L'habitude ne s'était pas perdue avec les années.
Combien de traits de crayon, de coups de gomme avait-il fallu pour que les personnages qu'elle inventait prennent vie, se rejoignent et satisfassent de leur besoin d'amour, d'image en image. Depuis toujours, Julia savait que lorsqu'on imagine, on cherche en vain la clarté du jour, qu’il suffit de renoncer un seul instant à ses rêves pour qu'ils s'évanouissent, quand ils sont exposés à la lumière trop vive de la réalité. Où se trouve la frontière de notre enfance ?
Une petite poupée mexicaine dormait à côté de la statuette en plâtre d'une loutre, premier moulage d'un espoir improbable pourtant devenu réalité. Julia se leva et la prit dans ses mains. Son intuition avait toujours été sa meilleure alliée, le temps avait nourri son imaginaire.
Alors, pourquoi ne pas croire ?
Elle reposa le jouet, enfila un peignoir de bain, et ouvrit la porte de sa chambre. Anthony Walsh était assis dans le canapé du salon, il avait allumé la télévision et regardait une série diffusée sur NBC.
– Je me suis permis de rebranché le câble, c'est idiot, il n'était même pas raccordé à la prise murale ! J'ai toujours adoré ce feuilleton.
Julia s'assit à côté de lui.
– Je n’avais pas pu voir cet épisode, enfin du moins il n'est pas dans ma mémoire, reprit son père.
Julia prit la télécommande et coupa le son. Anthony leva les yeux au ciel.
– Tu voulais que nous parlions ? dit-elle, alors parlons.
Ils restèrent silencieux pendant un bon quart d'heure.
– Je suis ravi, je n'avais pas pu voir cet épisode, enfin, du moins il n'est pas dans ma mémoire, répéta Anthony Walsh en haussant le volume.
Cette fois, Julia éteignit le poste.
– Tu bug, tu viens de dire deux fois la même phrase.
S'ensuivit un nouveau quart d'heure de silence ou Anthony demeura les yeux rivés sur l'écran noir.
– Le soir de l'un de tes anniversaires, nous fêtions tes neuf ans je crois, après avoir dîné en tête-à-tête dans un restaurant chinois que tu aimais particulièrement, nous avions passé la soirée entière à regarder la télévision, comme ça, rien que tous les deux. Tu étais allongée sur mon lit et même quand ce fut la fin des programmes, tu as continué à contempler la neige qui scintillait sur l'écran; tu ne peux pas t’en souvenir, tu étais trop jeune. Tu as fini part t’assoupir vers deux heures du matin. J'ai voulu te ramener dans ta chambre, mais tes bras serraient si fort le coussin cousu à ma tête de lit que je n'ai jamais pu t'en séparer. Tu dormais en travers des draps et tu occupais tout l'espace. Alors je me suis installé dans le fauteuil, face à toi, et je t'ai regardée toute la nuit. Non, tu ne dois pas t'en souvenir, tu n'avais que neuf ans.
Julia ne disait rien, Anthony Walsh ralluma le poste.
– Où vont-ils chercher leurs histoires ? Il faut une sacrée dose d'imagination. Ça me fascinera toujours ! Le plus drôle c'est que l'on finit vraiment par s’attacher à la vie de ces personnages.
Julia et son père restèrent là, assis côte à côte, sans rien dire de plus. Chacun avait sa main posée à côté de celle de l'autre et pas un instant elles ne se rapprochèrent-ils pas un mot ne vint troubler la quiétude de cette nuit si particulière. Quand les premières lueurs du jour entrèrent dans la pièce, Julia se leva, toujours en silence, traversa le salon et sur le pas de la porte de sa chambre, elle se retourna.
– Bonne nuit.
6.
Sur la table de nuit, le radioréveil indiquait neuf heures. Julien ouvrit les yeux et bondis du lit.
– Merde !
Elle se précipita vers la salle de bains, non sans se cogner le pied contre de chambranle de la porte.
– Déjà lundi, maugréa-t-elle. Quelle nuit ! Elle tira le rideau de douche, entra dans la baignoire et laissa longtemps couler l'eau sur sa peau. Un peu plus tard, alors qu'elle se brossait les dents, regardant son visage dans le miroir au-dessus de la vasque, un fou rire la saisie. Elle enroula une serviette autour de sa taille, en noua une autre autour de ses cheveux, et se décida à aller préparer son thé du matin. En traversant la chambre, elle se promit qu’aussitôt le thé avalé elle appellerait Stanley. Lui dévoiler ses délires nocturnes n'était pas sans risque, il vou-drait certainement l’entraîner de force sur le divan d'un psychanalyste. Inutile de lutter, jamais elle ne tiendrait la demi-journée sans l'appeler sinon passer le voir. Un rêve aussi rocambolesque se devait d'être raconté à son meilleur ami.
Un sourire aux lèvres, elle allait ouvrir la porte de sa chambre qui donnait sur le salon quand un bruit de couverts La fit sursauter.
Son cœur se mit de nouveaux à cogner. Abondant les deux serviettes sur le parquet, tel enfila un jean et un polo en toute hâte, remis un peu d'ordre dans sa chevelure, retourna dans la salle de bains et décida devant le miroir qu'un soupçon de blush ne gâche rien. Puis elle entrebâilla la porte du salon passa la tête et chuchota, inquiète :
– Adam ? Stanley ?
– Je ne sais plus si tu prends du thé ou du café, alors j'ai fait du café, de son père depuis le coin cuisine en lui montrant la cafetière fumante qu'il brandissait glorieusement. Un peu fort, comme je l'aime ! ajouta-t-il jovial.
Julia regarda la vieille table en bois ; son couvert y était dressé. Deux pots de confitures traçaient une diago-nale parfaite avec le pot de miel. Un peu plus loin, le beurrier jouait à l'équerre avec le paquet de céréales. Un carton de lait se tenait droit devant le sucrier.
– Arrête ça !
– Quoi ? Qu'est-ce que j'ai encore fait ?
– Ce jeu idiot du père modèle. Tu ne m'avais jamais préparé mon petit déjeuner, tu ne vas pas t'y mettre maintenant que tu...
– Ah non, pas d'imparfait ! C'est la règle que nous nous sommes fixés. Tout se dit au présent... Le futur étant un luxe au-dessus de mes moyens.
– C'est la règle que toi tu as fixée ! Et je prends du thé le matin.
Anthony versa le café dans la table de Julia.
– Du lait ? demanda-t-il.
Julien ouvrit le robinet de l'évier et remplit la bouilloire électrique.
– Alors que, tu as pris de décision ? demanda Anthony Walsh en sortant deux toasts du grille-pain.
Si le but était de se parler, notre soirée d'hier n'était pas très concluante, répondit Julia d'une voix douce.
– Moi j'ai bien aimé ce moment que nous avons passé ensemble, pas toi ?
– Ce n'était pas l'anniversaire de mes neuf ans ; nous fêtions mes dix ans. Le premier week-end sans maman.
C'était un dimanche, elle avait été hospitalisée le jeudi.
Le restaurant chinois s'appelait Wang, il a fermé l'an dernier. Au petit matin du lundi, alors que je dormais, tu as fait ta valise et tu es parti prendre l'avion sans venir me dire au revoir.
– J'avais rendez-vous à Seattle en début d'après-midi ! Ah non, je crois que c'était à Boston. Zut alors... Je ne sais plus. Je suis rentré de jeudi... Ou le vendredi ?
– À quoi cela sert tout ça ? Demanda Julia en s'asseyant à la table.
– En deux petites phrases on vient déjà de se dire pas mal de choses, tu ne trouves pas ? Ton thé ne sera jamais prêt si tu n'appuies pas sur le bouton de la bouilloire.
Julia huma la tasse devant elle.
– Je crois que je n'ai jamais avalé deux cafés de ma vie, dit-elle en trempant ses lèvres dans le breuvage.
– Alors comment peux-tu savoir que tu n'aimes pas ça ? Demanda Anthony Walsh en regardant sa fille vider le bol d'un trait.
– Parce que ! répondit-elle, grimaçantes, en reposant la tasse.