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Dix voitures derrière eux, une femme montait à bord d'un autre taxi, en direction de son hôtel.

*

Le concierge informa Julia que son père l'attendait au bar. Elle ne retrouva assis à une table près de la vitrine.

– Les choses n'ont pas l'air de s'être bien passées, dit-il en se levant pour l'accueillir.

Julia se laissa choir dans un fauteuil.

– Disons qu'elles ne se sont pas passées du tout.

Knapp n'avait pas complètement menti.

– Tu as vu Tomas ?

– À l'aéroport, il arrivait de Rome... En compagnie de sa femme.

– Vous vous êtes parlé ?

– Lui ne m'a pas vu.

Anthony appela le serveur.

– Tu veux boire quelque chose ?

– Je voudrais rentrer à la maison.

– Ils portaient des alliances ?

– Elle ne tenait pas la taille, je n'allais pas leur demander leur certificat de mariage.

– Il y a quelques jours à peine, j'imagine que toi aussi quelqu'un te tenait à la taille. Je n'étais pas là pour le voir puisque c'était à l'occasion de mes obsèques, quoique si, j'étais quand même un peu présent... Je suis désolé, cela me fait rigoler de dire cela.

– Je ne vois vraiment pas ce qu'il y a de risible. Nous devions nous marier ce jour-là. Cet absurde voyage s'achève demain et c'est sans doute mieux comme ça.

Knapp avait raison, de quel droit aurai-je réapparu dans sa vie.

– Le droit à une seconde chance, peut-être ?

– Pour lui, pour toi ou pour moi ? C'était une démarche égoïste et voué à l'échec.

– Qu'est-ce que tu comptes faire ?

– Ma valise et me coucher.

– Je voulais dire, après notre retour.

– Faire le point, essayez de recoller les pots que j'ai cassés, tout oubliait et reprendre le cours de ma vie, je n'ai pas d'autre alternative cette fois.

– Bien sûr que si, tu as le choix d'aller jusqu'au bout, d'en avoir le cœur net.

– C'est toi qui vas me donner des leçons sur l'amour ?

Anthony regarda sa fille attentivement et approcha son fauteuil.

– Te souviens-tu de ce que tu faisais presque toutes les nuits quand tu étais enfant, enfin, jusqu'à ce que tu t’écroules de sommeil ?

– Je lisais sous les draps à la lampe de poche.

– Pourquoi n'allumais-tu pas la lumière de ta chambre ?

– Te laisser croire que je dormais alors que je bou-quinais en cachette...

– Je ne t'ai jamais demandé si ta lampe était magique ?

– Non, pourquoi j'aurais dû ?

– S'est-elle éteinte une seule fois pendant ces années ?

– Non, répondit Julia, troublée.

– Et pourtant, tu n'en n'as jamais changé les piles...

Ma Julia, qu'est-ce que tu connais de l'amour, toi qui n'as jamais aimé que ceux qui te renvoyaient une belle image de toi. Regarde-moi en face et parle-moi de ton mariage, de tes projets d'avenir ; jure-moi qu'en dehors de ce périple imprévu, rien n'aurait pu venir troubler ton amour pour Adam. Et tu saurais tout des sentiments de Tomas, du sens de sa vie, alors que tu n'as pas la moindre idée de la direction à donner à la tienne, simplement parce qu'une femme le tenait par la taille ? Tu veux que nous parlions à cœur ouvert, alors j'aimerais te poser une question et que tu me promettes d'y répondre sincèrement. Combien de temps aura duré la plus longue histoire d'amour ? Je ne parle pas de Tomas, ni de sentiments rêvés, mais d'une relation vécue. Deux, trois, quatre ans, cinq, peut-être ? Qu'importe, on dit que l'amour dure sept ans. Allez, soit honnête et réponds-moi.

Serais-tu capable sept ans durant de t’offrir à quelqu'un sans réserve, de tout donner, sans retenue, sans appréhension, ni doute, sachant que cette personne que tu aimes plus que tout au monde oubliera presque tout ce que vous aurez vécu ensemble ? Accepterais-tu que tes attentions, tes gestes d'amour, s’effacent de sa mémoire et que la nature qui a horreur du vide comble un jour cette amnésie par des reproches et des regrets. Sachant ceci inévitable, trouverais-tu quand même la force de te lever au milieu de la nuit quand l’être aimé à soif, ou simplement fait un cauchemar ? Aurais-tu l’envie chaque matin de préparer son petit déjeuner, de veiller à occuper ces journées, à la divertir, à lui lire des histoires quand elle s’ennuie, lui chanter des chansons, à sortir parce qu'il lui faut prendre l'air, même quand le froid se fait glacial ; et puis, le soir venu, ignorerais-tu ta fatigue, viendrais-tu t’asseoir au pied de son lit pour rassurer ses peurs, lui parler d'un avenir qu'elle vivra forcément loin de toi ? Si la réponse à chacune de ces questions et oui, alors pardonnez-moi de t'avoir méjugée, tu sais vraiment ce que c'est que d’aimer.

– C’est de maman que tu parles ?

– Non, ma chérie, c'est de toi. Cet amour que je viens de te décrire, c'est celui d'un père, ou d'une mère à l'égard de ses enfants. Combien de jours et de nuits passées à vous veiller, à guetter le moindre danger qui vous menacerait, à vous regarder, vous aider à grandir, à sécher vos larmes, à vous faire rire ; combien de parc en hiver et de plage en été de kilomètres parcourus, de mots répétés, de temps qui vous est consacré. Et pourtant, pourtant... À quel âge remontent vos premiers souvenirs d'enfance ?

Imagines-tu à quel point il faut aimer pour apprendre à ne vivre que pour vous, sachant que vous oublierez tout de vos premières années, que celles à venir souffriront de ce que nous n’aurons pas bien fait, qu'un jour viendra, inéluctablement, où vous nous quitterez, fière de votre liberté.

Tu me reproches mes absences ; sais-tu comme on a le mal de vivre le jour où vos enfants s’en vont ? As-tu imaginé le goût de cette rupture ? Je vais te dire ce qui arrive, on est là comme un con sur le pas de sa porte à vous regarder partir, à se convaincre qu'il faut se réjouir de cet envol nécessaire, aimer l’insouciance qui vous pousse et nous dépossède de notre propre chair. La porte refermée, il faut tout réapprendre ; à meubler les pièces vides à ne plus guetter le bruit des pas, à oublier ces craquements rassurants de l'escalier lorsque vous rentriez tard, et que l'on s'endormait enfin tranquille, alors qu'il faut désormais chercher le sommeil, en vain puisque vous ne rentrerez plus. Tu vois, ma Julia, pourtant aucun père, aucune mère n'en tire quelconque gloire, c’est cela aimer et nous n'avons pas d'autre choix puisque nous vous aimons. Tu m’en voudras toujours de t'avoir séparée de Tomas, pour la dernière fois je te demande pardon de ne pas t'avoir remis cette lettre.

Anthony leva le bras et demanda au serveur de leur apporter de l'eau. Des gouttes de sueur perlaient à son front, il prit un mouchoir dans sa poche.

– Je te demande pardon, répéta-t-il le bras toujours en l’air, je te demande pardon, je te demande pardon, je te demande pardon.

– Ça ne va pas ? s'inquiéta Julia.

– je te demande pardon, répéta Antoine trois fois de suite.

– Papa ?

– Je te demande pardon, je te demande pardon...

Il se leva, tituba et retomba dans son fauteuil.

Julia appela le serveur à l'aide. Anthony assura d'un geste que ce n'était pas nécessaire.

– Où sommes-nous ? questionna-t-il, hébété.

– À Berlin, au bar de l'hôtel !

– Mais où nous sommes maintenant ? Quel jour ?

Qu'est-ce que je fais là ?

– Mais arrête ! supplia Julia paniquée, nous sommes vendredis, nous avons fait ce voyage ensemble. Nous sommes partis de New York il y a quatre jours pour retrouver Tomas, tu te rappelles ? C'est à cause de ce dessin idiot que j'ai vu sur un quai de Montréal. Tu me la offert, tu souhaitais venir ici, dis-moi que tu te rappelles.

Tu es fatigué, c'est tout, il faut que tu économises tes batteries ; je sais que c'est absurde mais c'est toi qui me l'as expliqué. Tu voulais que nous parlions de tout et nous n'avons parlé que de moi. Il faut que tu retrouves tes esprits, il nous reste deux jours, rien que pour nous, pour nous dire toutes ces choses que nous ne nous sommes pas dites. Je veux tout réapprendre de ce que j'ai oublié, réentendre les histoires que tu me racontais. Celle de cet aviateur égaré sur les rives d'un fleuve d'Amazonie, quand son avion à court de carburant avait dû se poser, de la loutre qui avait guidé son chemin. Je me souviens de la teinte de sa robe, elle était bleue, d'un bleu que toi seul pouvais décrire, comme si tes mots étaient des crayons de couleur.