– Qu'est-ce que je ferais sans toi, mon vieux Stanley ?
– Rien, mais ça, je le sais depuis longtemps.
Le morceau s'acheva et Stanley retourna s'asseoir.
– As-tu au moins appelé Adam ?
Julia avait profité de sa longue marche pour s’excuser auprès de son futur mari. Adam comprenait son besoin de rester seule. C'était lui qui s'en voulait d'avoir été si maladroit au cours de l'enterrement. Sa mère, avec laquelle il s'était entretenu en revenant du cimetière, lui avait reproché une telle indélicatesse. Il partait ce soir dans la maison de campagne de ses parents pour passer, auprès de sa famille, ce qu'il restait du week-end.
– il y a des moments où j'en viens à me demander si ton père n'a pas bien fait de se faire enterrer aujourd'hui, chuchota Stanley en se resservant un verre de vin.
– Tu ne l'aimes vraiment pas !
– Je n'ai jamais dit ça !
– Je suis restée seul trois ans dans une ville qui compte 2 millions de célibataires. Adam est galant, généreux, attentif et prévenant. Il accepte mes horaires de travail impossibles. Il fait de son mieux pour me rendre heureuse, et puis par-dessus tout, Stanley, il m'aime.
Alors, fais-moi ce plaisir, soit plus tolérant avec lui.
– Mais je n'ai rien contre ton fiancé, il est parfait !
C'est juste que je préférerais boire dans la vie un homme qui t’emporte, même s'il est plein de défauts, plutôt qu'un autre qui te retient uniquement parce qu'il a certaines qualités.
– C'est facile de me faire la leçon, pourquoi tu es seul, toi ?
– Je ne suis pas seul, ma Julia, je suis veuf, ce n'est pas pareil. Et ce n'est pas parce que l'homme que j'aimais est mort qu'il m’a quitté pour autant. Tu aurais dû voir comme Edward était encore beau sur son lit d'hôpital. Sa maladie ne lui avait rien ôté de sa superbe. Il faisait encore de l'humour, jusqu'à sa dernière phrase.
– Qu'elle était cette phrase ? demanda Julia en prenant la main de Stanley dans la sienne.
– Je t’aime !
Les deux amis restèrent à se regarder en silence.
Stanley se leva, enfila sa veste et embrassa Julia sur le front.
– Je vais aller me coucher. Ce soir, c'est toi qui as gagné, l’attaque de solitude est pour moi.
– attends encore un peu. Ces derniers mots étaient vraiment pour te dire qu'il t'aimait ?
– C'était la moindre des choses, lui qui mourrait de m'avoir trompé, dit Stanley en souriant.
*
Au matin, Julia, endormie sur le canapé, ouvrit les yeux et découvrit le plaid que Stanley avait posé sur elle.
Quelques instants plus tard, elle trouva un mot glissé sous le bol du petit déjeuner. Elle y lut : « Quelles que ce soient les vacheries qu'on se balance, tu es ma meilleure amie, et je t’aime aussi, Stanley. »
4.
À dix heures, Julia quitta son appartement, décidé à passer sa journée au bureau. Elle avait du travail en retard et ils ne servaient à rien de rester chez soi à tourner en rond ou pis encore, à ranger ce qui serait forcément de nouveaux en désordre dans quelques jours. Inutile aussi de téléphoner à Stanley qui devait encore dormir ; le dimanche, à moins que le tirer du lit pour le traîner à un brunch ou lui promettre des pancakes à la cannelle, il n’émergeait qu'au milieu de l’après-midi.
Horatio Street était encore déserte. Julia salua quelques voisins attablés à la terrasse de Pastis et accéléra le pas. En remontant la neuvième avenue, elle envoya de son téléphone portable un message tendre à l'attention d'Adam, et deux croisements de rues plus loin elle entra dans l'immeuble du Chelsea Farmer’s Market. Le liftier la conduisit au dernier étage. Elle fit glisser son badge sur le lecteur qui sécurisait l'accès à ses bureaux et repoussa la lourde porte en métal.
Trois infographistes étaient à leur poste de travail. A voir leur mine, et le nombre de gobelets de café écrasés au fond de la corbeille à papier, Julia comprit qu'ils avaient passé la nuit ici. Le problème qui mobilisait son équipe depuis plusieurs jours ne devait donc pas être 39
résolu. Personne n'arrivait à établir l'algorithme savant qui permettait de donner vie à une unité de libellules censées défendre un château de l'invasion imminente d'une armée de mantes religieuses.
Le planning accroché au mur indiquait que l'attaque est programmée pour ce lundi. Si d'ici là l'escadron n'avait pas décollé, soit la citadelle tomberait sans résis-tances aux mains de l'ennemi, soit le nouveau dessin animé prendrait beaucoup de retard ; les deux options étaient inconcevables.
Julia fit rouler son fauteuil et s'installa entre ses collaborateurs. Après avoir consulté l'avancement de leurs travaux, elle décida d'activer la procédure d'urgence. Elle décrocha le téléphone et appela, les uns après les autres, tous les membres de son équipe. S’excusant chaque fois de gâcher leur dimanche après-midi, elle les convoqua en salle de réunion dans l'heure. Quitte à réviser l'ensemble des données et ce, jusqu'au bout de la nuit, il n’y aurait pas de lundi matin sans que ces libellules envahissent le ciel d’Enowkry.
Et pendant que la première équipe rendait les armes, Julia descendit en courant vers les allées du marché pour remplir deux cartons de pâtisseries et sandwichs en tout genre qui nourriraient ses troupes.
À midi, trente-sept personnes avaient répondu présent à l'appel. À l'atmosphère calme des bureaux au matin succéda celle d'une ruche où dessinateur, infographistes, coloristes, programmeurs et experts en animation échangeaient rapports, analyses et idées les plus farfelues.
À dix-sept heures, une piste découverte par une toute nouvelle recrue déclencha l'effervescence est une conférence dans la grande salle de réunion.
Charles, ce jeune informaticien récemment embauché en renfort, comptait à peine huit jours de service à son actif.
Lorsque Julia lui demanda de prendre la parole pour exposer sa théorie, sa voix tremblota et ses mots n'étaient que bredouillements. Le chef d'équipe ne lui facilita pas le travail, raillant son élocution. Ce, du moins, jusqu'à ce que le jeune homme se décide a pianoté sur un clavier d'ordinateur pendant de longues secondes où l'on pouvait entendre des ricanements dans son dos ; ricanements qui cessèrent définitivement quand une libellule se mit à battre des ailes au milieu de l'écran et s'envola en décrivant un cercle dans le ciel d’Enowkry.
Julia fut la première à le féliciter, et ses trente-cinq collègues l'applaudirent. Restait maintenant à faire décoller sept cent quarante autres libellules en armure. Cette fois, le jeune informaticien avait gagné en assurance, il exposa la méthode grâce à laquelle on pourrait peut-être multiplier sa formule. Pendant qu'il détaillait son projet, la sonnerie du téléphone retentit. Le collaborateur qui décrocha, fit signe à Julia, l'appel était pour elle, et cela semblait urgent. Elle chuchota à son voisin de dire retenir ce que Charles était en train d'expliquer et quitta la pièce pour aller prendre la communication dans son bureau.
*
Julia reconnut tout de suite la voix de M. Zimoure, le directeur du magasin installé au rez-de-chaussée de la maison d’Horatio Street. À coup sûr, la robinetterie de son appartement avait à nouveau rendu l'âme. L'eau devait ruisseler par le plafond sur les collections de chaussures de M. Zimoure, dont chaque coûtait l'équivalent d'un demi-mois de son salaire, une semaine en période de soldes. Julia le savait d'autant plus que c'était précisément ce que lui avait indiqué son assureur en remettant l'an dernier un chèque important à M. Zimoure, en réparation 41
des dommages qu'elle avait causés. Julia avait oublié de fermer le robinet de son antique machine à laver le linge en partant de chez elle, mais qui n’oublie jamais ce genre de détails ?