Ils quittèrent le restaurant sous une nuit presque blanche et rentrèrent par le parc. La lune pleine se reflé-301
tait dans le lac où se balançaient quelques barques attachées à un ponton.
Julia raconta à Tomas une légende chinoise. Il lui fit le récit de ses voyages mais jamais de ces guerres, elle lui parla de New York, de son métier, souvent de son meilleur ami, mais jamais de ses projets d'avenir.
Ils laissèrent le parc derrière eux et marchèrent dans la ville. Julia s'arrêta au détour d'une place.
– Tu te souviens ? dit-elle.
– Oui, c'est ici que j'ai retrouvé Knapp milieu de la foule. Quelle incroyable nuit ! Que sont devenus tes deux amis français ?
– Cela fait longtemps que nous ne nous sommes pas parlé. Mathias est libraire, Antoine architecte. L’un vit à Paris, l'autre à Londres, je crois.
– Ils sont mariés ?
– ... Et divorcés, aux dernières nouvelles.
– Tiens, dit Tomas en désignant la vitrine éteinte d'un café, c'est le bistrot où nous allions toujours quand nous rendions visite à Knapp.
– Tu sais, j'ai fini par trouver ce chiffre pour lequel vous vous disputiez sans cesse.
– Quel chiffre ?
– celui du nombre d'habitants de l'Est qui avaient collaborés avec la Stasi en lui fournissant des renseignements ; je l'ai découvert il y a deux ans, à la bibliothèque, en parcourant une revue qui publiait une étude sur la chute du mur.
– Il y a deux ans, tu t'intéressais à ce genre de nouvelles ?
– Deux pour cent seulement, tu vois, tu peux être fier de tes concitoyens.
– Ma grand-mère en faisait partie, Julia, je suis allé consulter mon dossier aux archives. Je me doutais bien qu'il y en avait un sur moi, à cause de l’évasion de Knapp. Ma propre grand-mère les renseignait, j'ai vu des pages et des pages si détaillées sur ma vie, mes activités, mes amis. Drôle de façon de renouer avec ses souvenirs d'enfance.
– Si tu savais ce que j'ai vécu ces derniers jours !
Elle l'a peut-être fait pour te protéger, pour que tu ne sois pas inquiété.
– Je ne l'ai jamais su.
– C'est pour cela que tu as changé de nom ?
– Oui, pour tirer un trait sur mon passé, recommencer une nouvelle vie.
– Et j'en faisais partie, de se passé que tu as effacé ?
– Nous sommes arrivés à ton hôtel, Julia.
Elle leva la tête, l'enseigne du Brandenburger Hof il-luminait la façade. Tomas la pris dans ses bras et sourit tristement.
– Il n'y a pas d'arbre ici, comment se dit-on au revoir dans de telles circonstances ?
– Je crois que cela aurait marché entre nous ?
– Qui sait ?
– Je ne sais pas comment se dire au revoir, Tomas, ni même si j'en ai envie.
– C’était doux de te revoir, un cadeau inattendu de la vie, murmura Tomas.
Julia posa sa tête sur son épaule.
– Oui, c'était doux.
– Tu n'as pas répondu à la seule question qui me préoccupe, es-tu heureuse ?
– Plus maintenant.
– Et toi, tu crois que cela aurait marché entre nous ? lui demanda Tomas.
– Probablement.
– Alors tu as changé.
– Pourquoi ?
– Parce que dans le temps, avec ton humour sarcastique tu m'aurais répondu que nous aurions couru au fias-303
co, que tu n'aurais jamais supporté que je vieillisse, que je prenne un peu de poids, que je sois tout le temps en va-drouille...
– Mais depuis j'ai appris à mentir.
– Là je te retrouve enfin, telle que je n'ai cessé de t’aimer...
– Je connais un moyen infaillible de savoir si nous aurions eu une chance…ou pas.
– Lequel ?
Julia posa ses lèvres sur celle de Tomas. Le baiser dura, semblable à celui de deux adolescents qui s’aiment au point d'en oublier le reste du monde. Elle le prit parla main et l'entraîna vers le hall de l'hôtel. Le concierge somnolait sur sa chaise. Julia guida Tomas jusqu'aux ascenseurs. Elle appuya sur le bouton et leur baiser se poursuivit jusqu’au sixième étage.
Les peaux réunies, pareilles aux plus intimes souvenirs, confondaient leurs moiteurs au creux des draps.
Julia ferma les yeux. La main caressante glissait sur son ventre, les siennes s'attachaient à la nuque. La bouche effleurait l’épaule, le cou, la courbe des seins, les lèvres se promenaient, indociles ; ses doigt s’agrippèrent à la chevelure de Tomas. La langue descendait et le plaisir montait en vagues, réminiscence de voluptés inégalées.
Les gens s’enlaçaient, les corps se nouaient l’un à l'autre, rien ne pouvait plus les défaire. Les gestes étaient intactes, parfois malhabiles mais toujours tendres.
Les minutes secteur s’égrenèrent en heure, et le petit matin se leva sur leurs deux corps abandonnés, alanguis dans la tiédeur du lit.
*
La cloche qu'une église sonna huit coups dans le lointain. Tomas s’étira et alla à la fenêtre. Julia s’assit et regarda sa silhouette teintée d'ombre et de lumière.
– Qu'est-ce que tu es belle, dit Tomas en se retournant.
Julia ne répondit pas.
– Et maintenant ? questionna-t-il d'une voix douce.
– J'ai faim !
– Ton sac sur ce fauteuil, il est déjà fait ?
– Je repars... Ce matin, répondit Julia hésitante.
– Il m'a fallu dix ans pour t’oublier, je croyais avoir réussi ; je pensais avoir connu la peur sur les terrains de guerre, je me trompais sur toute la ligne, ce n'était rien comparé à ce que je ressens à côté de toi dans cette chambre, à l'idée de te perdre encore.
– Tomas...
– Qu’est-ce que tu vas me dire, Julia, que c'était une erreur ? Peut-être. Quand Knapp m'a avoué que tu étais en ville, j'imaginais que le temps aurait effacé les différences qui nous sont séparée, toi la jeune fille de l'Ouest, moins de gamins de l'Est ! J'espérais que vieillir nous aurait au moins apporté cela de bon. Mais nos vies sont toujours très différentes, n'est-ce pas ?
– Je suis dessinatrice, toi reporter, nous avons tous les deux accomplît nos rêves...
– Pas les plus importants, en tout cas pour moi. Tu ne m'as pas encore donné les raisons pour lesquelles ton père a faire annuler ton mariage. Est-ce qu'il va surgir dans cette chambre et m'assommer à nouveau ?
– J'avais 18 ans et pas d'autre choix que de le suivre, je n'étais même pas majeur. Quant à mon père, il est mort. Son enterrement a eu lieu le jour où devait avoir lieu mon mariage, maintenant tu sais pourquoi...
– Je suis désolé pour lui, pour toi aussi si tu as de la peine.
– Cela ne sert à rien d'être désolé, Tomas.
– Pourquoi es-tu venue à Berlin ?
– Tu le sais très bien, puisque Knapp t’a tout expliqué. Ta lettre m'est parvenue avant-hier, je ne pouvais pas faire plus vite...
– Et tu ne pouvais plus te marier sans être sûre, c'est cela ?
– Tu n'as pas besoin d'être méchant.
Tomas s’assit au pied du dit.
– J'ai apprivoisé la solitude, il faut une patience terrible. J'ai marché dans des villes aux quatre points du monde à la recherche de l'air que tu respirais. On dit que les pensées de deux personnes qui s'aiment finissent toujours par se rencontrer, alors je me demandais souvent en m'endormant le soir s'il t’arrivait de penser à moi quand je pensais à toi ; je suis venu à New York, j'arpentais les rues, rêvant de t’apercevoir et redoutant tout à la fois qu'une telle chose se produise. J'ai cru cent fois te reconnaître, et c'était comme si mon cœur s'arrêtait de battre quand la silhouette d'une femme te rappelait à moi. Je me suis juré de ne plus jamais aimer ainsi, c'est une folie, un abandon de soi impossible. Le temps a passé, le nôtre avec, tu ne penses pas ? T’es-tu posé cette question avant de prendre l'avion ?