J'aurais pu me contenter de te poster la lettre de Tomas, mais tu avais si bien réussi à couper les ponts que jusqu'à ce que je sois invité à ton mariage, je n'avais même pas ton adresse et aurais-tu seulement ouvert un pli venant de moi ? Et puis je ne savais pas que j'allais mourir !
– Tu auras toujours eu des réponses à tout, n'est-ce pas ?
– Non, Julia, tu es seule face à tes choix, et ce depuis bien plus longtemps que tu ne le supposes. Tu pouvais m'éteindre, tu t'en souviens ? Il te suffisait d'appuyer sur un bouton. Tu avais de la liberté de ne pas te rendre à Berlin. Je t'ai laissé seule lorsque tu as décidé d'aller attendre Tomas à l'aéroport ; je n'étais pas non plus avec toi quand tu es retournée sur les lieux de votre première rencontre, et encore moins quand tu la ramené à l'hôtel.
Julia, on ne peut blâmer son enfance, accuser indéfiniment ses parents de tous les maux qui nous accablent, le rendre coupable des épreuves de la vie, de nos faiblesses, de nos lâchetés, ne laisse finalement on est responsable de sa propre existence, on ne devient qui l’on a décidé d'être. Et puis, il faut que tu apprennes à relativiser tes drames, il y a toujours pire famille que la sienne.
– Comme quoi par exemple ?
– Comme la grand-mère de Tomas qui le trahissait, par exemple !
– Comment l'as-tu appris ?
– Je te l'ai dit, aucun parent ne vit la vie de ses enfants à leur place mais cela ne nous empêche pas de nous inquiéter et de souffrir chaque fois que vous êtes malheureux. Parfois cela nous donne cette impulsion d'agir, de tenter d'éclairer votre chemin, peut-être qu'il vaut mieux se tromper par maladresse, par excès d'amour, que de rester là à ne rien faire.
– Si ton intention était d’éclairée ma route, c'est raté, je suis dans le noir le plus absolu.
– Dans le noir, mais pas aveugle !
– hommage c'est vrai ce que disait Adam, cette semaine entre nous deux, ça n'a jamais été un dialogue...
– Oui, il avait peut-être raison, Julia, je ne suis plus tout à fait ton père, seulement ce qu'il en reste. Mais cette machine n'a-t-elle pas été capable de trouver une solution à chacun de tes problèmes ? Est-il arrivé une seule fois au cours de ces quelques jours, que je ne puisse répondre à l'une de tes questions ? C'est sans doute que je te connaissais mieux que tu ne le supposais et peut-être, peut-être cela te révélera-t-il un jour que je t'aimais bien plus que tu ne l'imaginais. Maintenant que tu sais cela, je peux vraiment mourir.
Julia regarda longuement son père et retourna s'asseoir auprès de lui. Ils restèrent tous deux un longs moments, silencieux.
– Tu pensais réellement ce que tu as dis sur moi ?
demanda Anthony.
– À Adam ? Parce qu'en plus tu écoutes aux portes ?
– À travers le plancher pour être précis ! Je suis monté dans ton grenier ; avec cette pluie je n’allais quand même pas attendre dehors, j'aurais pu attraper un court-circuit, dit-il en souriant.
– Pourquoi ne t’ai-je pas connu plutôt ? demanda-t-elle.
– Parents et enfants mettent souvent des années avant de se rencontrer.
– J'aurais voulu que nous ayons quelques jours de plus.
– Je crois que nous les avons eus, ma Julia.
– Comment cela se passera-t-il demain ?
– Ne t'inquiète pas, tu as de la chance, la mort d'un père est toujours un sale moment à passer, mais au moins pour toi, c'est déjà fait.
– Je n'ai plus envie de rire.
– Demain est un autre jour, nous verrons bien.
Alors que la nuit avançait, la main d'Anthony glissa vers celle de Julia et finit par la prendre au creux de la sienne. Leurs doigts se serrèrent et restèrent ainsi enlacés.
Et plus tard, quand Julia s'endormit, sa tête vint se poser sur l'épaule de son père.
*
L’aube n'était pas encore là. Anthony Walsh prit mille précautions pour ne pas réveiller sa fille en se levant. Il l’allongea délicatement sur le canapé et posa une couverture sur ses épaules. Julia grommela dans son sommeil et se retourna.
Après s'être assuré qu'elle dormait toujours profondément, il alla s'asseoir à la table de la cuisine, prit une feuille de papier, un stylo et se mit à écrire.
La lettre achevée, il la déposa en évidence sur la table. Puis il ouvrit son bagage, sortit un petit paquet de cent autres lettres retenues par un ruban rouge et alla dans la chambre de sa fille. Il les rangea, veillant à ne pas écorner la photo jaunie de Tomas qui les accompagnait, et sourit en refermant le tiroir de sa commode.
De retour dans le salon il avança vers le canapé, prit la télécommande blanche qu'il mit dans la poche haute de son veston et se pencha vers Julia pour poser un baiser sur son front.
– Dors, mon amour, je t'aime.
22.
En ouvrant les yeux, Julia s'étira longuement. La pièce est vide et la porte de la caisse ferme refermée.
– Papa ?
Mais aucune réponse ne vînt troubler le silence qui règne. Le couvert du petit déjeuner était dressé sur la table de la cuisine. Une enveloppe était adossée au pot de miel, entre la boîte de céréales et le carton de lait. Julia s’assit et reconnut l'écriture.
Ma fille,
Lorsque tu liras cette lettre, mes forces se seront épuisées ; j'espère que tu ne m'en voudras pas, j'ai préféré t’éviter des adieux inutiles. Enterrer son père une fois, c'est déjà bien assez. Quand tu auras lu ces derniers mots, sort de chez toi quelques heures. Ils viendront me chercher et j'aime mieux que tu ne sois pas là. Ne rouvre pas cette boîte, j'y dors, paisible, grâce à toi. Ma Julia, merci de ses jours que tu m'as offerts. Cela faisait si 331
longtemps que je les guettais, si longtemps que je rêvais de faire la connaissance de la femme merveilleuse que tu es devenue. C'est l'un des grands mystères de la vie de parent que j'aurais appris ces derniers jour Il faut savoir apprivoiser le temps où l'on rencontrera l’adulte qu’est devenu son enfant, apprendre à lui céder sa place. Pardons aussi pour tous les manquements de ton enfance dont je suis responsable. J'ai fait de mon mieux. Je n'ai pas été suffisamment là, pas autant que tu le souhaitais ; j'aurais voulu être ton ami, ton complice, ton confident, je n'ai été que ton père, mais je le serais pour toujours.
Ou que j'aille désormais, j'emmène avec moi le souvenir d'un amour infini, celui que je te porte. Te souviens-tu de cette légende chinoise, cette histoire si jolie qui racontait les vertus d'un reflet de lune dans l’eau ? J'avais tort de ne pas y croire, là aussi, tout n'était qu'affaire de patience, mon vœu aura fini par se réaliser puisque cette femme que j'espérais tant voir réapparaître dans ma vie, c'était toi.
Je te revois encore petite fille, quand tu courais dans mes bras, c'est idiot à dire, mais c'est la plus jolie chose qui me soit arrivée dans ma vie. Rien ne m'aura rendu plus heureux que tes éclats de rire, que ces câlins d’enfant que tu me faisais quand je rentrais le soir. Je sais qu'un jour, quand tu seras libérée du chagrin, le souvenir te reviendront. Je sais aussi que tu n’oublieras jamais les rêves que tu me racontais quand je venais m'asseoir au pied de ton lit. Même dans des absences, je n'étais pas aussi loin de toi que tu croyais, même maladroit, malhabile, je t'aime. Je n'ai plus qu'une seule chose à te demander, promets-moi d'être heureuse.