Alors Jean Mathieu retira Rodéric du lieu où il était si bien caché, et l'ayant sommé de sa parole: «Mon frère, lui dit Rodéric, je vous ai une obligation à laquelle je dois satisfaire, et le veux ainsi de tout mon cœur; mais, afin que vous en soyez persuadé, et que j'aie le pouvoir de m'acquitter de ma promesse, je veux vous dire qui je suis.» Et pour lors il lui raconta son histoire, lui dit les lois qu'on lui avait imposées au sortir de l'enfer, lui parla de son mariage, et n'oublia rien de ce que nous venons de dire; il lui dit aussi par quel moyen il voulait l'enrichir, et le voici en peu de mots: «Toutes les fois que vous apprendrez qu'il y aura quelque femme ou fille possédée, en quelque pays que ce soit, soyez sûr, lui dit-il, que c'est moi qui la posséderai, et qui me serai rendu le maître de son corps, duquel je ne sortirai point que vous ne veniez pour m'en chasser; et comme vous rendrez par là un service très-considérable à la possédée et à ses parents, vous en tirerez tout ce que vous voudrez, soit en argent, soit en autres choses de valeur.» Jean Mathieu fut content de la proposition, et, Rodéric s'étant retiré, il arriva peu de jours après que la fille d'Ambroise Amédée, mariée à Bonalde Tébaluci, tous deux habitants de Florence, parut avoir tous les accidents d'une démoniaque. Son mari et ses parents eurent d'abord recours aux remèdes ordinaires, même aux exorcismes; mais tout cela ne profita point, et afin que nul ne pût douter que ce ne fût une véritable obsession du démon, cette femme parlait latin et toutes les autres langues; elle traitait avec facilité des plus hauts points de la philosophie, et découvrit à plusieurs leurs péchés les plus cachés, et entre autres à un soldat qui avait gardé chez soi quatre ans durant une concubine vêtue en homme, ce qui étonnait tout le monde.
Le seigneur Ambroise, qui aimait sa fille, était désespéré de voir son mal au-dessus de tous les remèdes, lorsque Jean Mathieu, qui avait observé tout ce qui s'était passé, le vint trouver, et osa lui promettre de guérir sa fille s'il voulait lui donner cinq cents florins pour acheter un fonds à Pertole. Don Ambroise accepta le parti. Jean Mathieu ayant fait et ordonné quelques prières, et pratiqué quelques autres cérémonies, par forme seulement, s'approcha de l’oreille de la dame, et dit à Rodéric, qu'il savait bien être dans son corps: «Cher ami, je suis ici pour vous sommer de votre parole. – Je le veux bien, repartit Rodéric; mais ce que son père vous donnera ne pouvant suffire pour vous faire riche, aussitôt que je serai sorti d'ici, je vais entrer dans le corps de la fille de Charles, roi de Naples, et je n'en sortirai que par vos exorcismes; c'est pourquoi faites-y bien votre compte, et pensez à vos affaires et à votre fortune, avant que de l'entreprendre; parce qu'après cela je vous déclare que vous n'avez plus de pouvoir sur moi, et que vous ne délivrerez plus de possédés.» Après ce peu de mots, la fille se trouva délivrée, au grand étonnement de toute la ville, et à la satisfaction des parents.
Quelque temps après, le bruit fut grand par toute l'Italie que la fille du roi Charles était possédée, et tous les autres remèdes n'ayant de rien servi, on dit au roi ce qui était arrivé à Florence en semblable cas, par le moyen de Jean Mathieu; c'est pourquoi il l'envoya demander. Celui-ci, étant à Naples, guérit la princesse, comme il avait délivré la première; mais Rodéric, avant de quitter le corps de la fille du roi, parla encore à Jean Mathieu: «Tu vois, lui dit-il, combien amplement je me suis acquitté de mes promesses; te voilà riche par mon moyen; c'est pourquoi je ne te dois plus rien aussi; et ne te présente plus devant moi, parce qu'au lieu de te faire plaisir, je te ferai du préjudice.»
Jean Mathieu retourna à Florence, chargé d'or et d'argent, car le roi lui avait fait donner plus de cinquante mille ducats, et il ne pensait plus qu'à jouir en repos de ses richesses, et à vivre doucement le reste de sa vie, sans rien entreprendre davantage, quoiqu'il ne pût croire que Rodéric pût jamais se résoudre à lui nuire. Mais la tranquillité de son esprit fut troublée peu après par les nouvelles qui vinrent à Florence que la fille de Louis VII, roi de France, était possédée comme les précédentes. Cette nouvelle l'affligea beaucoup, lorsqu'il pensait à la grande autorité du roi, auquel il ne pourrait se dispenser d'obéir, et aux dernières paroles de Rodéric. Il ne fut pas longtemps dans cette inquiétude, parce que tout le mal qu'il craignait lui arriva. Le roi, informé du don qu'avait Jean Mathieu de faire sortir les esprits des corps des possédés, envoya à Florence un simple courrier, pour le prier de venir délivrer la princesse sa fille; mais cette première invitation n'ayant pas réussi, parce que Jean Mathieu ne voulut pas venir, feignant quelque indisposition, le roi fut contraint de le demander à la seigneurie, qui le fit obéir. Il partit donc pour Paris très-triste, et fort incertain de l'événement, n'en pouvant espérer que de mauvais résultats; étant arrivé, il représenta au roi qu'à la vérité il savait quelque chose qui avait opéré ci-devant la guérison de quelques démoniaques, mais que ce n'était pas une conséquence qu'il pût les guérir tous, parce qu'il y avait des esprits si obstinés, qu'ils ne craignaient ni effets ni menaces, ni enchantements, ni même la religion; qu'il ne laisserait pas néanmoins d'y faire son devoir; mais que, si le succès ne répondait pas à ses soins, il en demandait d'avance pardon à Sa Majesté. Le roi, étant déjà fâché de ce que Jean Mathieu s'était fait prier et contraindre pour venir, fut tellement piqué de cette préface, qu'il prenait pour un effet de la mauvaise volonté du Florentin, qu'il lui répondit que, s'il ne guérissait sa fille, il le ferait pendre.
Ces paroles furent un coup de foudre pour le pauvre Jean Mathieu; mais enfin, ayant repris courage, il fit venir la possédée, et s'étant approché de son oreille, il se recommanda très-humblement à Rodéric, le priant de se ressouvenir de ses services passés, et quelle serait son ingratitude s'il l'abandonnait dans un péril aussi pressant. Mais Rodéric, encore plus en colère que le roi: «Traître infâme que tu es, lui dit-il, oses-tu bien encore paraître devant moi, après te l'avoir défendu? et ton avarice ne devait-elle pas être assouvie des biens que je t'ai procurés? L'ambition d'en avoir davantage te fera perdre ceux dont tu jouis; tu ne te vanteras pas longtemps d'être devenu grand seigneur par mon moyen; je te ferai sentir, et à tout le reste des mortels, qu'il est en mon pouvoir de donner et d'ôter quand il me plaît; et avant qu'il soit peu je te ferai pendre.»