Fritz répondait de son mieux à toutes ces questions, un peu désorienté tout de même. Qui pouvait être cette femme ? Soudain, une idée folle lui traversa l’esprit : Si c’était l’impératrice elle-même ?
Il s’entendit répondre, tandis que son regard essayait de percer la dentelle :
— L’impératrice ? Je la connais de vue, évidemment, pour l’avoir aperçue à cheval au Prater. C’est ; une femme d’une beauté merveilleuse, c’est tout ce que j’en puis dire. Le public lui reproche de trop peu se montrer, de trop s’occuper de chiens et de chevaux. Mais il a certainement tort. Je sais d’ailleurs que cet amour des chiens et des chevaux tient de famille. Le duc Max, son père, aurait dit un jour : « Si nous n’étions princes, nous serions devenus écuyers… »
Le domino jaune se mit à rire. Mais l’impression bizarre de Fritz ne se dissipait pas. Et comme l’inconnue lui demandait, à brûle-pourpoint :
— Quel âge me donnes-tu ?
Il répondit sans hésiter une seconde :
— Trente-six ans !
C’était l’âge exact de l’impératrice Élisabeth. L’effet fut étonnant. Fritz sentit frémir la main de sa compagne, qui, d’ailleurs s’écarta aussitôt :
— Tu n’es guère poli ! fit-elle d’un ton agacé, puis elle ajouta presque aussitôt, après un silence :
— Tu peux t’en aller à présent ! Brusquement, la timidité de Fritz s’envola.
— Trop aimable ! fit-il avec ironie… Puis empruntant pour la première fois le tutoiement du bal :
— D’abord, tu me fais monter près de toi, tu me questionnes et puis tu me renvoies ? Soit, je m’en vais, si tu es lasse de moi, mais qu’il me soit permis tout de même de te serrer la main avant de partir.
La dame hésita un instant, n’en fit rien, puis à nouveau, se mit à rire.
— Non. Tu as raison. Continuons notre promenade.
Cela dura deux heures, deux heures durant lesquelles le jeune provincial ébloui écouta l’inconnue lui parler d’une foule de choses. Elle avait découvert rapidement qu’il aimait le poète allemand Henri Heine, dont elle était passionnée. Et sur les ailes de la poésie, le temps passa très vite.
Minuit était passé depuis longtemps et, plusieurs fois, le domino rouge s’était rapproché comme pour inviter son amie à se séparer du jeune homme quand, enfin, la dame au domino jaune murmura :
— Je sais à présent qui tu es. Mais toi, pour qui me prends-tu ?
— Pour une grande dame. Peut-être une princesse. Tout ton être le prouve…
— Ne cherche pas à savoir. Tu finiras bien par me connaître un jour, mais pas aujourd’hui. Nous nous reverrons. Viendrais-tu, par exemple, à Munich ou à Stuttgart si je t’y donnais rendez-vous ? Je passe ma vie en voyages.
— Je viendrai partout où tu l’ordonneras.
— C’est bien. Je t’écrirai. Maintenant, conduis-moi jusqu’à un fiacre, mais ensuite, promets-moi de ne pas retourner dans la salle.
— Je te le promets. Aussi bien, le bal sans toi n’aurait plus d’intérêt.
Pourtant, comme ils descendaient le grand escalier pour gagner le péristyle de l’Opéra, toujours escortés du domino rouge, Fritz déclara :
— Je voudrais pourtant bien apercevoir ton visage !
Et, du bout des doigts, il essaya de soulever le volant de dentelle. Mais, plus prompte que lui, le domino rouge se jetait déjà entre lui et son amie. Puis, comme un fiacre s’arrêtait, elle y poussa sa compagne et, avant que le jeune homme fût revenu de sa surprise, la voiture s’éloignait au grand trot, tandis qu’il restait debout sur les marches, regardant fuir cet étonnant rêve en domino jaune.
Cependant, à l’intérieur de la voiture, le domino rouge se laissait aller sur les coussins avec un soupir de soulagement :
— Dieu que j’ai eu peur ! J’ai bien cru un instant que ce jeune insolent allait démasquer Votre Majesté.
— Mais tu sais toujours si bien me garder ! D’ailleurs, il était charmant et je me suis bien amusée, ce qui n’est pas si fréquent. Aussi, ma chère Ida, aie la bonté de ne pas me gronder.
Enlevant enfin son masque, s’adossa aux coussins et ferma les yeux, tandis que sa lectrice et confidente, Ida de Ferenczi, serrait les lèvres pour mieux retenir les respectueux reproches qu’elle s’apprêtait à faire. Mais après tout, cela n’aurait servi à rien. Cette escapade au bal avait été qu’un caprice bizarre, comme en avait parfois l’impératrice. Elle aimait imaginer qu’elle pouvait être une femme comme toutes les autres… et aussi, elle aimait à se prouver à elle-même que son charme, irrésistible même sous un masque, était toujours aussi puissant malgré ces fameux trente-six ans. Malgré aussi le fait que, depuis deux mois, était grand-mère. En effet, sa fille aînée Gisèle, mariée au prince Léopold de Bavière, venait de mettre au monde une petite et l'impératrice avait passé auprès d’elle, à Munich, un très agréable début d’année.
Et puis, ce jeune Fritz avait eu le don de lui plaire, peut-être parce que atmosphère de Vienne avait encore effacé sur lui la senteur des grandes forêts Carinthie.
En dépit des remontrances inquiètes d’Ida de Ferenczi, Élisabeth tint à écrire à Fritz Pacher von Theinburg. Elle le fit sous un nom d’emprunt, lui laissant entendre qu’elle pouvait s’appeler Gabrielle, à moins que ce ne fût Frédérique. Et même, elle lui indiqua une adresse poste restante qu’il pût lui répondre. Sa seule concession à la prudence fut de s’arranger pour que ses lettres à elle n’eussent jamais l’air d’avoir été postées à Vienne.
« Je suis de passage à Munich pour quelques heures, écrivit-elle, et j’en profite pour vous donner le signe de vie que je vous ai promis. Avec quelle angoisse vous l’avez attendu, ne le niez pas. Je sais aussi bien que vous ce qui se passe en vous depuis cette fameuse nuit. Vous avez parlé à des milliers de femmes et vous avez cru, sans doute, vous amuser, mais votre esprit n’est jamais tombé sur l’âme sœur. Enfin, vous avez trouvé, dans un mirage étincelant ce que vous cherchiez depuis des années, mais pour le perdre sans doute à jamais… »
À ce jeu étrange encore qu’un peu cruel, le jeune homme se prit. Il répondit des pages émues, passionnées, des pages qui posaient des questions « Pourquoi continuez-vous à faire la mystérieuse avec moi, Domino Jaune ? Je voudrais savoir cent choses de vous… »
Élisabeth répondit très vite, grisée peut-être, à son corps défendant, par ce parfum d’amour et d’aventures qui lui restait du bal.
« Il est minuit passée ma montre. Rêves-tu de moi en ce moment, ou envoies-tu dans la nuit des chants nostalgiques ?… »
Ida ne vivait plus, car elle sentait que la souveraine prenait plaisir à oublier la distance qui la séparait de ce petit fonctionnaire. Fritz, pour sa part, se laissait emporter par des rêves insensés, car il était à peu près sûr de l’identité de son inconnue. En outre, rencontrant un jour l’impératrice à une exposition florale au Prater, il constata avec un battement de cœur accéléré qu’elle répondait à son salut avec une amitié plus marquée que pour les autres. Alors, rentré chez lui, il osa écrire au Domino Jaune.
« Vous ne vous appelez pas Gabrielle, n’est-ce pas, ni Frédérique ? N’est-ce pas plutôt Élisabeth ? »
Cette lettre, Élisabeth la froissa avec colère. Ce jeune imbécile gâchait tout, et maintenant, il fallait cesser le jeu amusant et dangereux avant qu’il ne soit trop tard, ne débouchât sur un scandale ou que Fritz fît des bêtises.
Elle cessa tout à fait d’écrire, partit pour l’Angleterre, oublia sa fantaisie, sans penser un seul instant au chagrin qu’elle allait causer.
Le jeune homme fut en effet très malheureux. Au bal du Mardi gras suivant, il retourna à l’Opéra sans y rencontrer son Domino Jaune. Il y retourna même plusieurs années de suite, mais jamais ne reparut « l’étincelant mirage ».