L’entrevue fut rude. Le maréchal se montra glacial et l’empereur ne lui pardonnait pas d’avoir si vite rejoint le parti le plus fort.
— Vous entendez ces cris ? dit-il. Si je voulais me mettre à la tête de ce peuple qui a l’instinct des vraies nécessités de la patrie, j’en aurais bientôt fini avec tous ces gens qui n’ont eu du courage contre moi que lorsqu’ils m’ont vu sans défense ! On veut que je parte ? Soit ! Cela ne me coûtera pas plus que le reste !
Et ces deux hommes qui, si longtemps, avaient combattu côte à côte, se quittèrent sans même une poignée de main…
Le soir, au dîner, Napoléon se tourna vers sa belle-fille et lui dit :
— Je désire me retirer à Malmaison. C’est à vous{1}. Voulez-vous m’y donner l’hospitalité ?
Des larmes mouillèrent les beaux yeux bleus de l'ex-reine de Hollande.
— Sire, dit-elle, Malmaison appartiendra toujours à l’ombre de ma mère et vous y serez toujours chez vous !
Et, prenant à peine le temps d’achever son dîner, Hortense commanda la voiture et partit aussitôt vers le petit palais de Rueil afin de tout y préparer pour le séjour de l’empereur.
Le lendemain dans l’après-midi, Napoléon gagnait la demeure qui avait été celle de son bonheur. Rien n’y était changé et quand Hortense, dans sa longue robe blanche, l’accueillit au seuil de la grande verrière, il eut un instant l’impression que Joséphine elle-même, la Joséphine de sa jeunesse, ravissante et fine, s’était levée de son tombeau pour l’accueillir. Et ce fut avec des larmes plein les yeux qu’il la releva de sa révérence et la tint, un instant, serrée contre lui.
— Merci, dit-il seulement, merci, ma fille !
À peine arrivé et tandis que sa petite suite s’installait (il y avait là le grand-maréchal Bertrand, les généraux Gourgaud et Montholon, le chambellan Las Cases, les officiers d’ordonnance Planât, Résigny, Saint-Yon, plus quelques serviteurs), il gagna la bibliothèque, s’assit au bureau d’acajou et écrivit pour son armée une ultime proclamation, une sorte de testament qui était aussi un adieu.
« Soldats, je suivrai vos pas quoique absent. Je connais tous les corps, et aucun d’eux ne remportera un avantage signalé sur l’ennemi que je ne rende justice au courage qu’il aura déployé. Vous et moi, nous avons été calomniés. Des hommes indignes d’apprécier nos travaux ont vu dans les marques d’attachement que vous m’avez données, un zèle dont j’étais seul l’objet. Que vos succès futurs leur apprennent que c’était la patrie par-dessus tout que vous serviez en m’obéissant. Sauvez l’honneur, l’indépendance des Français. Napoléon vous reconnaîtra aux coups que vous allez porter. »
Cette page d’histoire prit aussitôt le chemin du bureau du président du gouvernement provisoire afin d’être communiquée aux troupes qui, dans l’esprit de Napoléon, étaient désormais celles du jeune empereur, son fils. Mais Fouché craignait trop qu’après Paris, l’armée elle aussi ne prît feu. Il lut soigneusement la prose impériale, la mit dans un tiroir… et ne l’en tira plus !
Cependant, des voitures quittaient Paris et roulaient vers Malmaison. Les visiteurs affluaient. Il y eut d’abord les frères Bonaparte, Joseph, Lucien et Jérôme, puis le fidèle Savary, duc de Rovigo, qui tenait à suivre son maître en exil, le comte de La Valette, le duc de Bassano, les généraux de La Bédoyère, Pire, Caffarelli, Chartran, enfin le banquier Laffitte auquel Napoléon, ému de l’indignation qu’il manifestait devant la contrainte que la Sainte-Alliance faisait peser sur les décisions du gouvernement provisoire, déclara :
— Ce n’est pas à moi précisément que les puissances font la guerre : c’est à la Révolution. Elles n’ont jamais vu en moi que le représentant, l’homme de la Révolution…
Le soir venu, après le souper, il prit le bras d’Hortense pour faire avec elle quelques pas dans le jardin, plein de fleurs à cette époque de l’année. Les roses, les célèbres roses de Malmaison, embaumaient et éclairaient la nuit de leur neige odorante. L’Empereur ne disait rien. Il écoutait, il respirait ces senteurs qui étaient celles d’un autrefois plein de douceur. Et puis, tout à coup, Hortense l’entendit murmurer :
— Cette pauvre Joséphine ! Je ne puis réaccoutumer à habiter ici sans elle. Il me semble toujours la voir sortir d’une allée et cueillir une des fleurs qu’elle aimait tant… C’était bien la femme la plus remplie de grâce que j’aie jamais vue !
La voix s’enroua sur les derniers mots. Alors, Napoléon se tut et, serrant un peu plus fort le bras de la jeune femme, il reprit sa promenade mélancolique.
Il avait espéré ne faire à Malmaison qu’un court séjour. Ce n’était selon lui qu’une halte ultime avant Rochefort où devaient l’attendre ses frégates mais, alors qu’il réclamait sans arrêt le droit de prendre la route, le gouvernement traînait, tergiversait. Pour Fouché, ce voyage en Amérique était aussi illusoire que la proclamation de Napoléon II empereur des Français. À aucun prix, l’ancien conventionnel – et ancien ministre de la Police – ne voulait d’un Napoléon en liberté au cœur de cette patrie de ladite liberté qu’étaient alors les États-Unis. Il était de ceux qui souhaitaient pour lui une solide détention en forteresse, ne fût-ce que pour lui apprendre à lui avoir un jour enlevé son cher portefeuille pour le donner à « l’incapable Savary ! ». Il écrivit donc à Wellington en lui demandant une sorte de laisser-passer pour les frégates de Napoléon. Une manière comme une autre de l’avertir de ce qui se préparait. Après quoi, paisiblement, il attendit la réponse…
À Malmaison, Napoléon coulait des jours à la fois ; doux et fiévreux, réconfortants et mélancoliques. Après les hommes, les femmes venaient vers lui, celles qu’il avait aimées et dont beaucoup le lui avaient rendu. L’une des plus assidues fut la charmante comtesse Caffarelli. Elle avait été son Waterloo amoureux car, profondément honnête et éprise de son mari, la jolie Julienne avait repoussé les avances d’un maître plus séduit qu’il n’aurait fallu par sa brune beauté. Mais elle avait eu assez d’intelligence et de cœur pour s’assurer, en échange, estime et l’amitié de l’empereur. C’était la limpidité de son regard franc, la chaleur de son amitié que la comtesse apportait au vaincu de Waterloo, rien de plus… mais rien de moins.
Arriva aussi la belle Madame Duchâtel. Jadis lectrice de Joséphine, elle avait inspiré à Napoléon un caprice violent qui avait fort inquiété l’Impératrice. Une scène mi-burlesque mi-violente termina cette histoire et Napoléon rompit à cause des larmes de Joséphine, mais il avait toujours conservé une certaine tendresse à cette jolie femme souriante et douce qui lui rappelait des heures si charmantes.
Bien entendu, la duchesse de Bassano vint faire ses révérences. Après le divorce et avant l’entrée en scène de Marie-Louise, elle avait connu, elle aussi, les joies de l’alcôve impériale et rapporté un fort substantiel souvenir sous forme du maroquin des Affaires extérieures pour son mari. Mais elle savait s’en montrer convenablement reconnaissante.
Une autre ancienne maîtresse apparut à son tour : Mme de Pellapra. Le valet de chambre de l’empereur, Marchand, l’avait rencontrée un après-midi, errant autour de Malmaison où elle n’osait se présenter à cause de la présence d’Hortense.
— Pourtant, je voudrais tellement voir l’empereur ! Il faut absolument que je lui parle d’une affaire importante pour lui.