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— Elle me ressemble, lui avait-elle dit. Elle te plaira…

Lui plaire ? Stéphanie en venait à se demander si elle y parviendrait jamais…

En fait, elle ne devait jamais ni comprendre son époux ni être comprise de lui. Et avec le recul du temps, il paraît difficile d’en faire grief à Stéphanie. Qui aurait pu comprendre Rodolphe ?

Instable, d’une intelligence certaine mais tournée vers l’impossible, il avait le goût de la violence, la hantise de la mort et il détestait d’instinct tout ce que Stéphanie avait appris à admirer : la royauté, la cour, les principes rigides. Ses idées avancées, révolutionnaires même, inquiétaient l’empereur au même titre que ses fréquentations, ses trop nombreuses maîtresses et son goût prononcé pour certains vices. Il y avait en lui un perpétuel désir de tuer, qui s’assouvissait sur le gibier passant à la portée de son fusil. Continuellement, devant les yeux horrifiés de Stéphanie, il abattait, dans le parc de Laxenbourg, oiseaux, daims, chevreuils, emporté qu’il était par une frénésie de destruction qui révulsait sa petite épouse. C’était un malade, une imagination exaltée, qui s’accommodait mal d’une petite princesse paisible et habituée aux bons principes. Mais cela, Stéphanie ne le savait pas.

Pourtant, elle montrait tellement de douceur et de bonne volonté que pour elle, un temps, il mit un frein à ses appétits violents. Et puis, elle l’aimait de façon si visible, si touchante !… Durant deux ans, la vie du couple se déroula sans incidents, et même dans une entente qui semblait assez complète.

L’empereur les avait envoyés à Prague et, là, Stéphanie joua parfaitement son rôle de princesse héritière, encore qu’elle eut été quelque peu déroutée par les Tchèques. Elle avait de la dignité, de la bonne volonté, beaucoup de bonne grâce et un sens aigu de son rang. Rien ne la rebutait, rien ne la fatiguait quand il s’agissait de son « métier de future impératrice ». On aurait pu croire que ce métier, elle l’aimait, et c’est peut-être ce qui éloigna le plus Rodolphe : ce métier-là, le prince héritier d’Autriche-Hongrie l’avait en horreur.

Stéphanie se plut à Prague. Le vieux château royal, le Hradschin, était sévère mais pittoresque, le pays admirable et, dans les forêts, Rodolphe allait passer des semaines entières. Aussi quand, au début de 1883, Stéphanie se déclara enceinte, on aurait pu supposer qu’il ne manquait plus rien au bonheur de ce jeune couple.

Hélas ! Ce fut une fille, Élisabeth, qui vint au monde le 2 septembre. Et comme Séphanie, désespérée, pleurait de honte de n’avoir pu donner l’héritier espéré, Rodolphe la consola avec une douceur inattendue :

— Une fille, c’est bien plus gentil, lui dit-il. Et puis, nous aurons un fils plus tard. Ma mère a eu deux filles, tu sais, avant que je vienne au monde.

Stéphanie, du coup, sécha ses larmes. Puisqu’il était satisfait, en ce cas, pourquoi ne pas l’être aussi ? Ne vivait-elle pas que pour lui, pour qu’il l’aime et soit fier d’elle ?

Peut-être ce fragile bonheur eût-il duré encore car, à Prague, si Rodolphe avait des maîtresses, il les cachait soigneusement. Mais François-Joseph, peu après la naissance de la petite , rappela le couple à Vienne. Ce fut pour Stéphanie la fin du bonheur, le début d’un véritable calvaire.

Au bout de quelques semaines, elle s’en plaignait amèrement à sa sœur Louise :

— Je ne le vois plus. Plus jamais ! Il s’est fait installer un petit appartement à l’autre bout du palais et personne, pas même moi, n’a le droit d’y pénétrer. Son valet de chambre, Loschek, fait bonne garde, je te prie de le croire.

Louise de Cobourg écoutait en silence le chagrin de sa sœur. Stéphanie ne lui apprenait rien. Tout Vienne savait déjà que l’archiduc menait l’existence la plus indépendante qui fût, et n’avait pratiquement pas de vie de famille. Le petit appartement de la Hofburg, si bien gardé par Loschek, voyait défiler de jolies femmes, des actrices, des chanteuses, des  danseuses, et même de grandes dames. Toutes les femmes de Vienne n’étaient-elles pas folles de Rodolphe ?

— Pourquoi ne te plains-tu pas ? dit-elle enfin. Fais-lui comprendre qu’il te laisse trop seule.

— Il s’ennuie avec moi, je le sais bien. Je sais bien aussi que je ne suis pas assez brillante. Ses belles amies ne se gênent pas pour me traiter de paysanne flamande ! Et quand je tiens mon rôle, à la Cour, crois-tu que je ne vois pas les sourires, les regard triomphants de ces femmes ? Crois-tu que j’ignore, en outre, que, chaque nuit, Rodolphe sort de la Hoburg avec le fiacre du cocher Bratfisch et se rend chez l’une ou l’autre de ses maîtresses… à moins qu’il naille souper chez Sacher.

— … avec mon cher époux et le comte Hoyos acheva Louise en riant. Ils sont inséparables, ces trois là. Mais sincèrement, Steffie, tu ne devrais pas te tourmenter à ce point. Tu es sa femme et il tient toi. Je le sais : il me l’a dit. Qu’il ne soit pas très fidèle importe peu. Un jour il sera empereur et toi impératrice. Alors, il sera pris par ses devoirs… et Bratfisch n’aura plus qu’à se chercher une autre pratique. Rodolphe t’aime bien, tu le sais, et...

Le mot était maladroit. Stéphanie éclata en sanglots et enfouit sa tête dans les coussins du canapé :

— Il m’aime bien, je sais. Mais moi, je l’aime, tu entends… je l’aime !

La voix froide d’une dame d’honneur, que ni l’une ni l’autre n’avait entendue entrer, vint brusquement interrompre la plainte de l’archiduchesse :

— Sa Majesté attend Votre Altesse impériale pour la réception des délégués hongrois, dit-elle.

Stéphanie se redressa, essuya soigneusement ses yeux rougis, regarda sa sœur avec désespoir, mais se força héroïquement à sourire :

— C’est vrai, soupira-t-elle. Il y a ici au moins quelqu’un qui a besoin de moi : l’empereur.

En effet, depuis qu’elle était revenue à Vienne, Stéphanie avait une vie officielle très chargée. Princesse héritière, elle remplaçait continuellement l’impératrice, l’éternelle errante qui, égoïstement, se déchargeait sur elle d’un fardeau qu’elle détestait, sans lui en avoir d’ailleurs la moindre reconnaissance. Alors, Stéphanie, armée de son immuable sourire que d’aucuns jugeaient stupide, subissait sans faiblir les mortelles corvées de la cour, recevait, inaugurait, présidait, honorait de sa présence bals d’ambassades et manifestations folkloriques.

De tant d’efforts fournis en silence, seul François-Joseph lui était reconnaissant. Il admirait le courage de cette petite princesse de vingt ans, qui essayait si vaillamment d’assumer un rôle écrasant de vice-impératrice, ce rôle que ni Sissi ni Rodolphe n’acceptaient d’endurer et pour lequel ils ne montraient qu’un désinvolte mépris. Stéphanie était, elle, comme le vieil empereur lui-même, une bonne ouvrière du pouvoir et, souvent, François-Joseph se prenait à regretter qu’elle ne fût pas un garçon, et son fils !

Malheureusement, cette vie épuisante minait la santé de la jeune femme. Ses couches, difficiles, l’avaient laissée fragile, et les médecins craignaient qu’elle ne fût plus capable d’avoir d’enfants. Cette crainte finit par s’ancrer tellement dans l’esprit de l’empereur, et même dans celui de Rodolphe, que la prison impériale s’entrouvrit un peu. Stéphanie put de temps en temps prendre des vacances.

On la vit dans l’île de Jersey, à Lacroma, au château de Miramar près de Trieste mais, le plus souvent, à Abbazia, sur la côte dalmate. Cependant, elle était toujours seule, comme l’impératrice Élisabeth elle-même, ou bien accompagnée de sa sœur Louise. Et peu à peu, l’épouse délaissée prit goût à ces séjours. À Abbazia, elle avait le droit de respirer, loin des murs étouffants de la Hofburg. Elle avait le droit d’être une femme presque comme les autres, une jeune femme en vacances avec sa petite fille. C’était bon…