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D’autant que la vie à Vienne, surtout l’existence auprès de Rodolphe devenaient peu à peu interminables… Des scènes effrayantes avaient lieu, trop souvent.

— Aurais-tu peur de mourir ? disait-il parfois. Ce serait si simple, Stéphanie ! Regarde : un tout petit  geste, une toute petite pression du doigt sur ce morceau d’acier, et tout serait dit…

Sous le regard glacé de sa femme, Rodolphe, les yeux troubles, agitait un revolver d’ordonnance. Ce  n’était pas la première fois qu’il jouait devant elle ce jeu mortel, mais si elle avait peur, elle s’efforçait de n’en rien montrer pour ne pas réveiller ce qu’il avait de cruauté au fond de ce cœur étrange :

— Tu ne devrais pas parler ainsi, dit-elle froidement. Les princes sont encore moins libres que les simples mortels de disposer de leur vie. Leur devoir avant tout.

— Le devoir ! Tu n’as que ce mot à la bouche, Steffie ! Tu ressembles à père. Vrai, vous allez admirablement bien ensemble : confits tous deux dans la respectabilité et le souci de l’étiquette !

— Cela vaut mieux, quand on règne, qu’être confit dans l’alcool et la débauche ! riposta la jeune femme, méprisante.

Ce jour-là, Rodolphe entra dans une terrible colère, que sa femme s’efforça de laisser passer sans y participer. Depuis quelque temps, d’ailleurs, ces colères augmentaient d’intensité, devenaient effrayantes. L’archiduc buvait trop, passait des nuits entières sans dormir, élaborant avec ses amis journalistes et son cousin Jean-Salvator, l’archiduc révolutionnaire, des plans dangereux pour la sûreté de l’État, mais qui, inspirés par la générosité et un libéralisme peut-être outrancier, avaient du moins le mérite de faire honneur à leur sens de la solidarité humaine. De plus en plus inquiet et angoissé, en désaccord complet avec son père, abruti de travail et de plaisirs, malade de surcroît, Rodolphe usait sa vie par tous les bouts et accentuait chaque jour en lui ce goût de la mort auquel la paisible Stéphanie ne comprenait rien. Qui aurait pu le reprocher à une femme de vingt ans ?

Parfois, une éclaircie se produisait dans les relations du ménage. Ainsi ce jour de 1886 où, en couple inaugura, en famille, le nouveau pavillon de chasse de Mayerling aux environs de Vienne. Ce jour-là, Rodolphe fut gai, détendu, charmant, comme il savait si bien l’être… Malheureusement, ce ne fut qu’une bien courte éclaircie. Le ménage plongeait de plus en plus dans un enfer auquel Stéphanie s’efforçait d’échapper le plus souvent qu’elle le pouvait pour gagner Abbazia.

En effet, les scènes succédaient aux scènes, toujours violentes et au cours desquelles Rodolphe terrifiait la princesse en menaçant de la tuer puis de se tuer ensuite.

Ce fut pire encore quand, vers la fin de 1887, une cousine germaine de Rodolphe, l’intrigante comtesse Larisch-Wallersee, présenta au prince une jeune fille de seize ans appartenant à la petite noblesse et apparentée à la riche bourgeoisie levantine. Elle se nommait Marie Vetsera, elle était brune avec de grands yeux bleus, et Rodolphe aimait les brunes. Elle était ravissante, très jeune et positivement folle du prince. Un an ne s’était pas écoulé qu’elle était devenue l’habituée du petit appartement de la Hofburg où Stéphanie n’entrait jamais.

Pour elle, Rodolphe eut un caprice violent mais qui ne lui fit pas délaisser ses autres maîtresses : telle l’actrice Mitzi Kaspar, avec laquelle il passait bien souvent, ses nuits.

Pour Stéphanie, l’existence devint odieuse. La jeune Marie, éclatante d’orgueil, affichait sans vergogne son triomphe, défiant insolemment l’archiduchesse lorsqu’elle la rencontrait à l’opéra. Sa mère poussait à la roue, car c’était une femme d’un snobisme outrancier et qui n’était pas loin de voir sa fille impératrice, en dépit d’une trop petite noblesse qui ne lui permettait même pas d’assister aux bals de la cour. Mais ne disait-on pas que Rodolphe, désespérant d’avoir jamais un héritier mâle, avait demandé au pape de constater la nullité de son mariage ?

L’année 1888 se termina mélancoliquement. Après la Saint-Nicolas Stéphanie alla passer quelques jours à Abbazia pour tenter de retrouver un calme qui la fuyait de plus en plus. Elle dut néanmoins rentrer à Vienne dans les premiers jours de janvier, car l’impératrice, une fois encore, était absente. Il lui fallait la remplacer, mais en revoyant Rodolphe, elle fut effrayée : plus nerveux que jamais, plus irritable aussi, son regard était celui d’un être traqué. Il semblait mû par une force intérieure dont il n’était pas le maître et passait ses nuits en dehors du palais.

Le 26 janvier, il annonçait à sa femme que, le surlendemain, il avait l’intention d’aller chasser à Mayerling. Sans trop savoir pourquoi, Stéphanie tenta de l’en dissuader. Elle le trouvait pâle, fiévreux, et visiblement en mauvais état.

— Justement ! riposta Rodolphe. J’ai le plus grand besoin d’air pur…

Mais cette affirmation ne calma pas les craintes, d’ailleurs imprécises, de sa femme.

— Je voudrais tellement qu’il renonce à cette chasse ! confia-t-elle à sa sœur. Je ne peux te dire pourquoi, mais j’ai peur…

En réalité, l’archiduchesse était au comble de la nervosité et de l’agitation. Il circulait à la cour des bruits effrayants : on disait que Rodolphe aurait profondément mécontenté l’empereur, qu’il se serait engagé plus qu’il n’aurait fallu avec les révoltés hongrois… On parlait même d’un complot contre l’empereur lui-même et toujours, toujours, Rodolphe parlait de la mort…

— Mais enfin, conseilla Louise, si tu as peur, va avec lui à Mayerling.

— Je le lui ai proposé, mais il ne veut pas. Il  dit que je suis trop sotte, avec ma peur des armes à feu.

— Allons ! Cesse de te tourmenter de la sorte. Tu fais une montagne avec une taupinière. D’ailleurs, qu’as-tu à craindre ? Philippe et Hoyos doivent eux aussi chasser à Mayerling. Tu penses bien qu’ils sauront veiller sur lui. Stéphanie se leva, essuya ses yeux et, devant une glace, rajusta sa voilette.

— Tu as peut-être raison. À présent, il faut que je rentre m’habiller pour le bal chez le prince de Reuss, où je dois remplacer l’impératrice.

— J’y serai aussi, dit Louise, mais essaie de te reposer un moment avant de t’habiller. Tu as une mine affreuse.

Cette soirée chez le prince de Reuss, l’ambassadeur d’Allemagne, allait être pour l’archiduchesse Stéphanie une cruelle, une ineffaçable épreuve.

Tout Vienne se pressait ce soir-là dans les vastes salons de l’ambassade, même les gens qui, comme les Vetsera, n’étaient pas assez nobles pour pénétrer jusqu’à la cour. Rodolphe, portant pour la circonstance un uniforme de colonel de uhlans allemand, et Stéphanie, en robe de cour, devaient y représenter la famille impériale.

Or, en faisant au bras de l’ambassadeur le tour des salons, l’archiduchesse remarqua instantanément une jeune fille brune, littéralement couverte de bijoux – ce qui n’était pas d’un goût extrême, mais trahissait assez l’origine orientale – et qui la dévisageait avec insolence. Ces yeux bleus, elle les connaissait bien, et quelque chose se serra dans la poitrine de l’épouse de Rodolphe.

Calme en apparence, elle poursuivit cependant son chemin, distribuant saluts, sourires et mots aimables. Devant elle, les femmes pliaient le genou, les hommes s’inclinaient, mais quand elle arriva à la hauteur de Marie Vetsera, la jeune fille, folle d’orgueil, refusa de s’incliner. Les doigts de l’archiduchesse se crispèrent sur la manche de l’ambassadeur. Devait-elle subir à présent un affront public de la part de cette fille ?