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Un instant, les deux regards bleus se croisèrent, meurtriers. Un murmure scandalisé se levait déjà. Affolée, la baronne Vetsera, qui se tenait auprès de sa fille, obligea celle-ci à s’incliner, prévoyant trop bien quelle serait la colère de l’empereur et sentant vibrer autour d’elle le vent de l’exil.

Finalement, Marie plia le genou, mais l’archiduchesse était déjà passée…

Avec prudence, Rodolphe s’était tenu à l’écart de la scène, et durant toute la soirée, les deux époux ne s’adressèrent pas la parole. Quand ils quittèrent l’ambassade, Stéphanie regagna directement la Hofburg, tandis que Rodolphe s’en allait passer la nuit chez Mitzi Kaspar, à laquelle d’ailleurs – elle devait le révéler plus tard – il proposa de mourir avec lui.

Jamais plus Stéphanie ne devait revoir Rodolphe vivant…

De la scène, très longue et sans doute terrible, qui opposa le lendemain matin l’archiduc à l’empereur, on n’a rien su mais le drame de Mayerling est trop connu pour le rappeler ici. On sait comment l’archiduc Rodolphe trouva la mort en compagnie de Marie Vetsera, mais l’on estime à présent, que ce drame fut sans doute plus politique que sentimental. Marie Vetsera gagna pour la postérité le ciel des grandes amoureuses, parce qu’elle fut la seule femme qui consentit à accompagner Rodolphe dans cet inconnu de la mort qu’il redoutait d’affronter seul.

Pour Stéphanie, pétrifiée de douleur, l’épilogue de Mayerling fut la lettre qu’on lui remit et que son époux avait écrite pour elle avant de se donner la mort.

« Chère Stéphanie, tu es délivrée de ma funeste présence ; sois heureuse dans ta destinée. Sois bonne pour la pauvre petite qui est la seule chose qui subsiste de moi. Transmets mon dernier salut à toutes les connaissances, spécialement à Bombelles, Spindler Latour, Nowo, Gisela, Leopold, etc. J’entre avec calme dans la mort qui, seule, peut sauver ma bonne réputation. T’embrassant de tout cœur, ton Rodolphe qui t’aime… »

C’était fini. Stéphanie avait perdu à la fois son amour de jeunesse et toute chance d’être un jour impératrice. Lasse et découragée, elle voulut rentrer en Belgique, mais l’empereur s’y opposa. Princesse autrichienne elle était, princesse autrichienne elle demeurerait !

Les quatre mois qui suivirent ce drame, la jeune veuve les passa à Miramar, dans le château de Charlotte, l’impératrice folle, le château qui passait pour porter malheur. Elle y demeura avec sa mère, sa fille et ses deux sœurs, Louise et Clémentine. Ensuite, elle choisit de s’installer à Abbazia et laissa le silence retomber sur elle.

C’est là qu’un nouvel amour devait venir à elle quelques années plus tard, sous les traits d’un séduisant chambellan hongrois : le comte Elmer Lonya de Nagy-Lonya et Vasarcs-Nameny. Elle l’épousa à Miramar, le 22 mars 1900, rompant ainsi avec son père, le roi Léopold II, qui ne devait jamais lui par donner ce qu’il considérait comme une mésalliance.

François-Joseph se montra plus compréhensif, en élevant le comte Lonyay au rang de prince, et Stéphanie, apaisée, put enfin connaître une vie calme, jusqu’au 25 août 1945, où enfin, elle quitta ce monde…

Le cousin de Rodolphe,

Jean-Salvator, archiduc d’Autriche,

prince de Toscane

Un soir d’hiver 1884, un soir de février plus exactement, trois hommes étaient réunis dans un petit bureau étroit et sombre situé au premier étage d’une maison sans apparence particulière de la Rotenturmstrasse, à Vienne. Une atmosphère quasi étouffante y régnait, saturée par l’odeur du poêle qui ronflait jointe à celle de l’encre d’imprimerie fraîche et à la fumée des cigarettes dont les cendres emplissaient trois cendriers.

De ces trois hommes, aucun ne parlait. Assis sur des chaises, les deux plus jeunes – l’un avait vingt-six ans, l’autre trente-deux – regardaient, sans mot dire, le troisième, un petit juif hongrois, brun et pâle, dont la figure intelligente était traversée de tics nerveux et dont les yeux myopes s’abritaient sous d’épaisses lunettes. Un physique sans éclat en vérité, assorti à son habillement négligé, l’un et l’autre contrastant violemment avec l’élégance sobre, la beauté et la distinction de ses compagnons.

Pourtant, c’étaient eux qui le regardaient avec un respect teinté d’admiration, tandis qu’armé d’un crayon, il corrigeait une pile de feuillets placés devant lui, raturant énergiquement, ajoutant un mot ici, en retranchant un autre là, le front plissé par l’effort et l’œil brillant sous ses énormes verres.

Ce petit bonhomme se nommait Maurice Szeps. Depuis quelques années déjà, il dirigeait un journal libéral, le « Neues Wiener Zeitung », dont les éditoriaux d’une rare violence, généralement consacrés à la politique impériale et toujours anonymes, inquiétaient assez sérieusement l’empereur François-Joseph et ses ministres. C’est que Szeps avait consacré sa vie, son réel talent et le peu de bien qu’il possédait à la libération de sa Hongrie natale et, plus accessoirement, à l’éducation politique de ses contemporains. Il régnait toujours dans ses papiers un fumet de révolte. C’était, en quelque sorte, un progressiste avant la lettre et, naturellement, l’autocratie des Habsbourg n’avait pas d’ennemi plus authentique que lui. Et pourtant…

Et pourtant, les deux jeunes hommes qui le contemplaient en grillant cigarette sur cigarette étaient ce que l’empire d’Autriche comptait de plus élevé après l’empereur lui-même. Le plus jeune surtout, qui n’était autre que l’héritier : l’archiduc Rodolphe, qu’une amitié, on pourrait presque dire une complicité déjà ancienne, unissait à Maurice Szeps. L’autre, plus beau encore, plus mûr, plus réfléchi aussi, était son cousin Jean-Salvator, prince de Toscane, fils cadet du grand duc de Toscane Léopold II, et de la princesse Marie-Antoinette de Bourbon-Sicile, sœur de la duchesse de Berry. Il partageait l’amitié de son cousin pour Szeps, et entre lui et Rodolphe, les liens du sang se doublaient d’une étroite communauté d’idées politiques. Les deux archiducs nourrissaient les mêmes espoirs, les mêmes colères, les mêmes révoltes, le même libéralisme et le même goût ardent de la liberté.

Aux yeux de l’un comme de l’autre, le grand empire austro-hongrois était en passe de mourir étouffé sous le fonctionnarisme outrancier et les tracasseries bureaucratiques. Aussi, rêvaient-ils ensemble de libérer le pays de son conformisme, de son régime trop souvent policier et les palais impériaux d’une étiquette d’un autre âge, instaurée au temps de Charles Quint pour briser les volontés plus que pour honorer la majesté impériale. En un mot, les deux cousins rêvaient de monarchie constitutionnelle en général et, pour les différents pays membres de l’Empire, d’une fédération de royaumes unis qui, à l’usage, eût pu se révéler assez difficile à manier.

Là où ils différaient, c’était dans le mode d’expression des idées. Rodolphe, exalté et facilement velléitaire, subissait de surcroît la pesante hérédité des Witelsbach, qu’il tenait de sa mère, et ne jouissait peut-être pas de la stabilité d’esprit nécessaire à un grand souverain. En revanche, Jean-Salvator possédait, lui, un esprit plus froidement novateur, joint à une ardeur passionnée pour la cause de l’humanité. Il existait dans ce beau garçon de trente-deux ans, capable d’atteindre aux idées d’un grand révolutionnaire, un curieux mélange de condottiere, de prince de la Renaissance, cultivé, artiste et facilement impitoyable, d’homme de lettres et d’homme de guerre car il y avait aussi en lui l’étoffe d’un grand stratège et d’un meneur d’hommes.

Au physique, il érigeait sur une haute et mince silhouette un visage brun aux yeux de feu, encadré d’une courte barbe noire que l’on imaginait plus aisément au-dessus d’une fraise empesée qu’émergeant d’un uniforme autrichien. Son sourire était irrésistible et, tel qu’il était, Jean-Salvator partageait avec son cousin Rodolphe les suffrages et les rêves romantiques des jolies Viennoises.