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Elle chantait « Le Tilleul » de Schubert…

Doucement, Jean-Salvator descendit de cheval, attacha la bête à un arbre et s’avança à travers le bois pour n’être pas vu. Il n’aperçut d’abord qu’une masse épaisse et brillante de cheveux noirs tombant en cascade sur une robe bleu pâle mais quand, alertée par le bruit de ses pas, la chanteuse se retourna, il put constater qu’elle était très belle : teint doré, grands yeux sombres, longues jambes, silhouette ravissante et lèvres aussi rouges qu’un cœur de grenade. Tandis qu’il la contemplait, la jeune fille (elle pouvait avoir seize ans) sourit avec un grand naturel à cet inconnu séduisant et si visiblement sous le charme.

— Bonjour ! lança-t-elle gaiement. Vous m’avez presque fait peur.

— Pourquoi presque ? Il serait peut-être bon d’avoir vraiment peur. Je suis peut-être un individu dangereux.

— Sûrement pas ! Vous avez l’air de quelqu’un de bien ! Et puis, il fait trop clair pour les malandrins. Ces gens-là n’aiment que l’obscurité et les chemins creux.

— Me permettez-vous de m’asseoir un moment auprès de vous ?

— Pourquoi pas ? Ce n’est pas la place qui manque, fit-elle en désignant la petite prairie qui l’entourait sur trois côtés. Et le soleil est à tout le monde. Un moment, ils demeurèrent en silence, contemplant le lac, de plus en plus brillant.

— Pourquoi ne chantez-vous plus ? dit Jean-Salvator au bout de quelques minutes. Vous avez une si belle voix ! J’en ai rarement entendu d’aussi pure. En outre, vous savez vous en servir. Vous avez pris des leçons ?

— Naturellement, puisque je suis chanteuse. Ou plutôt, je vais l’être. Dans un mois, je débute à l'opéra de Vienne, conclut-elle avec un rien de vanité. Si vous aimez ma voix, il faudra venir m’écouter.

L’archiduc promit avec empressement d’aller entendre sa nouvelle amie. Elle se nommait Ludmilla Stubel, plus brièvement appelée Milly, et elle était de très bonne famille bourgeoise. Simple et gaie comme un petit ruisseau de montagne, elle bavardait joyeusement à bâtons rompus, et en l’écoutant, Jean-Salvator se demandait si le destin ne venait pas de lui apporter une réponse aux questions angoissées de son cœur toujours vide. Il sut, tout à coup, que, s’il devait un jour aimer quelqu’un, ce ne pourrait être que cette fille ravissante et limpide, qui le regardait si amicalement à travers l’épaisse frange de ses cils noirs.

Peut-être parce qu’il sentait à présent qu’elle allait tenir une grande place dans sa vie et parce qu’il éprouvait, dans son instinctive défiance italienne, le besoin de sonder cette jeune inconnue, cacha-t-il son identité réelle, se présentant comme étant Johann Müller, ingénieur, en vacances pour quelques jours sur les bords du lac, chez des amis.

Milly, pour sa part, séjournait à Gmunden, une bourgade voisine, avec ses parents. Dans quelques jours, elle repartirait pour Vienne où, très certainement, l’attendaient la gloire et la vie exaltante d’une grande prima donna.

En attendant, les deux jeunes gens, d’un commun accord, décidèrent de se revoir chaque matin au même endroit durant la semaine qui venait de commencer.

Mais lorsque ladite semaine s’acheva, il y avait trois jours qu’il n’était plus du tout question d’amitié entre Jean-Salvator et Milly. Réalistes tous deux et habitués à s’analyser clairement, ils avaient très vite compris qu’ils s’aimaient, d’un grand amour sincère et généreux. Un amour si impérieux qu’au cours de la semaine suivante, Milly, dans la simplicité de son cœur, ne crut pas devoir se refuser à celui qu’elle était si sûre d’aimer pour toujours. Et tout naturellement, elle devint la maîtresse de celui qu’elle croyait bien être un certain Johann Müller…

L’amour qui s’était emparé de Jean-Salvator était si grand, si puissant aussi, qu’il ne put jouer longtemps le rôle qu’il s’était imposé : celui de l’ingénieur Johann Müller, petit bourgeois viennois.

Avant même le jour de la séparation, il apprit à Milly sa véritable identité : elle ne s’était pas donnée à un quelconque garçon, mais à un prince, et à vrai dire, en lui avouant cette vérité, il n’était pas sans appréhension : comment la jeune fille, si simple et si franche, allait-elle prendre ce qui constituait, après tout, un mensonge caractérisé, le premier, et qui pouvait en annoncer d’autres ?

Elle se montra surprise certes, mais sa réaction fut si naturelle qu’elle enchanta le jeune homme.

— Que tu sois prince ou bourgeois qu’est-ce que cela peut faire ? De toute façon, une chanteuse n’est pas faite pour le mariage. Nous pouvons être l’un à l’autre sans scandale. Il n’est personne à Vienne qui ne trouve normal qu’un archiduc ait pour maîtresse une chanteuse, et moi, je ne te demanderai jamais rien de plus que ton amour !

— Tu sais bien que cet amour, tu le garderas tant que je vivrai, Milly ! Mais moi, je voudrais tant que tu deviennes ma femme.

— Ludmilla Stubel, archiduchesse d’Autriche ? Tu sais bien que c’est impensable. Même lorsque le prince Rodolphe, ton cousin, sera devenu empereur, il ne pourra pas te permettre une telle folie. Mais puisque nous sommes heureux, n’est-ce pas suffisant ? Contentons-nous de cela…

— Peut-être, mais laisse-moi au moins te présenter à ma mère. Elle est merveilleuse, elle comprendra.

Et, la veille de son départ pour Vienne, la future cantatrice de l’Opéra pénétrait, plus morte que vive, dans le grand château d’Orth pour y faire la révérence devant l'ex-grande duchesse de Toscane. Elle avait certainement beaucoup plus peur que s’il s’était agi de l’empereur en personne.

Les choses, pourtant, se passèrent bien simplement.

— Mère, dit Jean-Salvator, voici Milly. Elle chante comme un ange, elle m’aime… et je l’aime !

— Alors, je l’aimerai aussi, fut la simple réponse, et jusqu’au soir, Milly, émue et conquise, chanta pour la mère et pour le fils.

De retour à Vienne, la jeune fille rencontra tout de suite le succès. Quant à celui qu’elle appelait à présent Gianni, comme sa mère, il fit dans la capitale des incursions beaucoup plus fréquentes, s’octroyant des permissions que personne d’ailleurs ne songeait à refuser à un colonel. Ni lui ni Milly ne pouvaient plus vivre séparés qu’au prix de pénibles efforts.

À Vienne, l’archiduc revit Rodolphe, toujours entre deux amours, et Maurice Szeps, toujours aussi étroitement surveillé. Ce fut un tort, car bientôt on trouva en haut lieu ses voyages trop fréquents, et un beau jour, le jeune homme apprit par son général qu’on ne souhaitait plus lui voir quitter Linz aussi souvent. C’était la catastrophe : comment revoir Milly si Vienne lui était interdit ?

Ce fut Milly qui trouva la solution, une solution qui donnait la juste mesure de son amour.

— C’est à moi d’aller vers toi, dit-elle simplement. Et tout aussi naturellement qu’elle s’était donnée, Milly, abandonnant une belle carrière, fit ses adieux à l’Opéra et vint s’enterrer au fond de la province pour y vivre discrètement auprès du prince qu’elle aimait.

— Désormais, tu seras ma carrière, lui dit-elle en se jetant à son cou sur le quai de la gare de Linz. Je n’ai plus rien d’autre à faire au monde que de t’aimer.

Ce fut pour l’exilé le bonheur, mais comme la satisfaction de son sort n’est pas le propre de l’homme, ce bonheur, si grand fut-il, n’éteignit pas chez l’archiduc la soif de pouvoir qui l’habitait. Et justement, une occasion se présenta tout à coup à lui : la Bulgarie, qui venait de déposer son roi, s’en cherchait un autre.