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La Margharita mit donc à la voile et prit la direction du sud. Nul ne devait jamais la revoir ni même en entendre seulement parler. L’énigme Johann Orth commençait, car nulle part il ne fut possible de relever la moindre trace. Navire et équipage, passagers et commandant, tout disparut comme si une main géante les avait tout à coup effacés de la surface de la mer. Pas la moindre épave n’apparut, en admettant qu’il y ait eu naufrage, malgré les recherches extrêmement minutieuses entreprises sur l’ordre de François-Joseph qui, malgré sa rancune, envoya un navire à la recherche des disparus. Au bout de quelque temps, d’ailleurs, la cour de Vienne annonçait officiellement la disparition du prince de Toscane. Et pourtant…

Et pourtant, la mère de Jean-Salvator ne prit jamais le deuil d’un fils que cependant elle adorait et cela jusqu’à sa mort, survenue en 1898. Et pourtant, les familles des marins de la Margharita ne présentèrent jamais la moindre réclamation, la moindre demande de secours. Et pourtant, d’étranges affaires d’assurance purent laisser supposer que l’archiduc n’était pas mort et que le navire perdu toucha terre à La Plata, en décembre 1890.

Alors, le phénomène habituel aux disparitions princières se produisit : nombre de gens prétendirent avoir rencontré Johann Orth qui au Chili, qui en Afrique occidentale, qui en Patagonie, qui même dans l’île Juan Fernandez où avait vécu Robinson Crusœ, qui enfin en Inde, accompagné de Milly et de leurs enfants car, bien sûr, Milly elle aussi disparut sans que personne pût suivre sa trace.

Or, chose étrange, ceux qui prétendaient avoir rencontré Jean-Salvator ne faisaient aucune mention de la jeune femme, à l’exception d’une rocambolesque histoire due tout entière à l’imagination inépuisable de l’incurable comtesse Larisch-Wallersee, qui prétendait avoir retrouvé le jeune couple dans un massif montagneux au cœur de la Chine…

Reste un dernier témoignage, le dernier, le plus convaincant aussi : celui d’un voyageur français, le comte Jean de Liniers.

Celui-ci aurait rencontré en Patagonie, au pied du volcan Fitz-Roy, un étrange ranchero, Fred Otten, vivant là en compagnie d’un Anglais et d’un Allemand. Ce Fred Otten lui aurait avoué, un jour, n’être autre que le mystérieux Johann Orth. Quant à Milly, il aurait rompu avec elle avant même de quitter l’Angleterre. Mais en ce cas, que serait devenue la jeune femme et pourquoi n’aurait-elle laissé aucune trace elle non plus ?

Deux ans plus tard, le comte de Liniers retourna aux abords du volcan. Mais cette fois, il ne trouva plus qu’une tombe. Était-ce celle de Jean-Salvator ? Ou bien faut-il chercher ailleurs, au Brésil peut-être où l’ancienne famille impériale aurait peut-être beaucoup à dire sur la disparition si mystérieuse de la quatrième victime de Mayerling.

EMPEREURS

D'ALLEMAGNE

Le romantique amour

de Guillaume Ier

Le 18 janvier 1871, dans la prestigieuse galerie des Glaces du château de Versailles, la France, vaincue, connaissait la pire des humiliations. Dans le plus beau palais de l’univers, dans ce palais où s’étaient déroulés deux siècles, parmi les plus glorieux de la France, l’empire allemand était proclamé…

Ainsi l’avait voulu Bismarck, le chancelier de fer, l’homme qui n’avait jamais su voir dans la France autre chose qu’un pays commode pour y faire éclore ses amours. Et, sous le dais de soie et d’or que l’on avait installé pour la circonstance, le roi Guillaume de Prusse devint l’empereur Guillaume Ier.

Si l’empire était jeune, lui ne l’était plus. C’était un vieil homme de soixante-quatorze ans, dur et taciturne, un géant assez semblable à l’homme qui l’avait mis où il était. La France n’avait pour lui que de la haine, une haine bien légitime, mais il s’en souciait peu. En dehors de la couronne impériale qui allait coiffer son front têtu rien ne l’intéressait plus vraiment en ce bas monde. Il avait une femme, qu’il n’avait jamais aimée, des enfants, des petits-enfants, mais son cœur, enfoui depuis longtemps sous l’uniforme et les décorations, ne se manifestait plus que rarement. Et peut-être le peuple transi, haineux, qui, la colère et les larmes au fond des yeux, regarda  briller dans la brume le fantôme de pierre de sel gloires éteintes eût-il un peu moins souffert s’il avait pu deviner que le vieil empereur vers qui Bismarck faisait monter des volées d’acclamations guerrières n’en entendait peut-être pas grand-chose. Peut-être ! au lieu des ors de Versailles, voyait-il au fond de mémoire ceux de Charlottenburg et, sous les lustres illuminés d’un soir de bal, une jeune fille blonde, en robe blanche, qui dansait…

Tout avait débuté cinquante ans plus tôt, au mois de juin 1820 quand le roi Frédéric-Guillaume III de Prusse, père de Guillaume, avait commencé d’éprouver quelques soucis au sujet de son fils cadet. En effet, depuis quelques semaines le jeune Guillaume Ier vingt-trois ans, donnait des signes indubitables et  inquiétants de dérangement sentimental.

L’évidence voulait que le jeune prince ne mangeât plus guère, eût perdu le sommeil et, rêvant plus souvent qu’à son tour, affichât un peu partout et en toutes circonstances, même pendant les revues militaires, une mine songeuse et romantique tout à fait susceptible d’attendrir le cœur sensible des jeunes Berlinoises, mais absolument incompatible avec un grade de colonel. Et les potineuses de la Cour chuchotaient volontiers, dans les couloirs de Charlottenburg, que l’objet de la passion cachée du jeune homme était une ravissante fille de seize ans, la petite princesse Elisa, fille du prince Antony-Henryk Radziwill, gouverneur de Posen. Or, le roi de Prusse, s’il adorait les commandements lancés à plein gosier, avait positivement horreur des chuchotements…

Afin d’éclairer plus sûrement sa lanterne sur cette affaire, le roi, après mûres réflexions, décida de la confier à un homme qu’il avait en haute estime et tenait pour le plus fin psychologue de son royaume : le comte von Schilden, grand maître des cérémonies.

— On parle un peu trop du prince Guillaume, ces temps-ci, lui dit-il. Je n’aime pas cela et je souhaiterais que vous vous livriez, mon cher comte, à une enquête discrète mais approfondie sur les sentiments que l’on prête à mon fils touchant la petite Radziwill. L’aime-t-il et, dans l'affirmative, jusqu’où les choses ont-elles été poussées ? Pas trop loin, j’espère, car il convient que le prince apprenne qu’un homme de son rang, même s’il n’est pas destiné au trône, ne se marie pas pour son plaisir, mais bien pour le bonheur de son pays. Alors ? Que savez-vous ?

— L’opinion de la cour veut… que le prince soit réellement épris, Sire. Mais l’opinion de la cour n’est que…

— L’opinion de la cour ! J’entends bien. Mais que pense-t-on ? De quel œil voit-on cette idylle, si idylle il y a ?

Von Schilden fit toute une histoire de sortir son mouchoir et s’en éponger le nez, car cela lui donnait quelques secondes pour réfléchir. Encore, quand il se décida à répondre, fut-ce sur le mode prudent :

— D’un œil que je qualifierais… d’assez attendri, Majesté ! La jeune princesse Élisa est tout à fait charmante. Elle est, en outre, de très grande famille, et Votre Majesté sait combien les gens d’ici sont sensibles aux histoires d’amour. La jeunesse du prince, sa tournure pleine d’élégance, son charme font que…

— Il suffit, comte ! Je ne désire pas que vous me régaliez de je ne sais quel mauvais roman bâti par les commères du palais. Ce que je veux, c’est être fixé sur la chaleur exacte des sentiments de mon fils et surtout, surtout, savoir s’il a déjà parlé mariage à cette péronnelle. Allez et venez ensuite me faire un rapport détaillé !