Un autre soir, à un bal où elle était apparue vêtue d’une robe de soie blanche garnie de cygnes neigeux, il l’avait trouvée si belle qu’il avait été à deux doigts de se mettre à pleurer de nouveau. Jamais on n’avait aimé comme il aimait ! Jamais la sentimentalité prussienne n’avait atteint de tels sommets chez un prince !
Cependant, il y avait à la cour quelqu’un à qui cet étrange comportement n’avait pas échappé.
La princesse Charlotte, devenue par la grâce de son mariage et de l’église orthodoxe russe la grande-duchesse Alexandra Fedorovna, en attendant d’être tsarine, avait toujours éprouvé pour son jeune frère une secrète préférence. Elle le connaissait bien et son côté amoureux transi, pour être nouveau, ne lui avait pas échappé. Elle entreprit un beau matin de le confesser.
— Dis-moi, Guillaume : cette petite Élisa, tu l’aimes ?
— Si je l’aime ! Je l’adore et je n’arrive pas à imaginer l’existence sans elle. Renoncer à elle, c’est une idée qui m’est de plus en plus pénible à mesure que le temps passe et je ne croyais pas qu’il était possible de tellement souffrir d’amour.
— C’est à ce point-là ?
— C’est pire encore ! Si elle ne devient pas mon épouse, la vie ne sera plus pour moi qu’une interminable corvée !
— Ne dramatisons pas. Tu sais quelle affection j’ai pour toi et cela me peine profondément de te voir malheureux. Je te promets de travailler à ton bonheur de toutes mes forces. Elle est charmante, cette petite, et je vois bien qu’il s’agit là d’un véritable amour.
— Tu es bonne. Mais que pourrais-tu faire ?
— Au moins parler à notre père. J’ai tout de même quelque crédit auprès de lui. N’oublie pas que je serai impératrice…
Elle ne perdit pas une seconde pour mettre son projet à exécution. Malheureusement, elle eut le chagrin de trouver le vieux Frédéric-Guillaume fermement accroché à ses positions : le mariage Radziwill était « im-pos-si-ble » ! Seule, une princesse royale pouvait convenir à Guillaume.
Désolée, Charlotte se retira après une heure de discussion acharnée et regagna ses appartements sans avoir le courage d’aller rendre compte de son échec. Ce fut von Schilden que Guillaume vit arriver, dépêché par le roi, bien entendu, et avec ordre de le chapitrer.
C’était plus qu’il n’en pouvait supporter.
— Au moins que l’on me laisse m’éloigner si l’on me refuse de l’épouser ! Pourquoi m’obliger à ce supplice quotidien de la voir, jour après jour, sans jamais pouvoir l’atteindre ?
Et plantant là le malencontreux messager, il courut s’enfermer dans son cabinet dont la porte claqua derrière lui…
Or, ce cri de douleur vraie réussit à toucher le roi. Il consentit tout de même à réunir une commission chargée d’étudier les quartiers de noblesse des Radziwill afin de voir s’il n’était véritablement pas possible de conclure tout de même ce mariage. Bien entendu, le président en fut l’indispensable von Schilden…
Pendant des jours, et des jours on agita des parchemins, on remua des tonnes d’archives et de poussière, mais, en vérité, sans y mettre de véritable bonne volonté. Cependant tout ce grand remue-ménage n’était pas nécessaire car la généalogie de ces princes qui avaient donné une reine à la Pologne était des plus hautes. Il n’y aurait même pas eu le moindre problème, sans l’entêtement bien connu de Frédéric-Guillaume et la peur qu’avaient les gens de la commission de lui déplaire.
Pendant ce temps, Guillaume, lui, revivait. Chaque jour, il rencontrait Elisa, chez elle ou au palais. Ils se promenaient souvent à cheval ensemble et, sur leur passage, les bons Berlinois souriaient avec complaisance. Pour les deux amoureux, aucune autre issue que le bonheur n’était possible. Ils avaient pleine confiance dans les conclusions de la commission. Mais peut-être en étaient-ils trop sûrs…
Un soir, après un concert au palais de Potsdam, toute la cour put s’apercevoir que Mlle Radziwill laissait tomber une bague, et que le prince se précipitait pour ramasser le bijou et le porter passionnément à ses lèvres. Mais quand il voulut le rendre à Élisa, elle secoua la tête doucement :
— Gardez-la ! Quand vous aurez lu ce qui est écrit à l’intérieur, vous comprendrez qu’elle est pour vous.
À l’intérieur, en effet, deux mots : « Fidélité Éternelle ». Guillaume en pleura de bonheur, mais l’incident déplut profondément au roi. La commission fut invitée à déposer ses conclusions… qui bien entendu furent négatives, et le pauvre prince se retrouva devant son père qui, sans ménagements, lui annonça que son régiment partait le lendemain pour Düsseldorf et qu’il lui fallait se préparer à l’accompagner.
— Vous avez ordonné des manœuvres, Sire ? demanda le jeune homme, déjà inquiet.
— Non, il s’agit de renforcer la garnison qui est insuffisante. Séjour d’une durée… indéterminée !
Frédéric-Guillaume détourna la tête pour ne pas regarder son fils qui venait de pâlir. Il s’en voulait brusquement de ce rôle qu’avait assumé, mais il n’était plus possible de reculer.
— La commission a conclu… à la négative ! ajouta-t-il. Il n’a rien à faire ! Je sais que je te demande beaucoup, Guillaume, mais tu es un homme, que diable ! Je pense que tu sauras te comporter comme tel.
Mais Guillaume n’entendait plus rien, ne voyait plus rien. Comme un automate, il salua militairement, claqua des talons et, sans un mot, quitta le cabinet paternel, le cœur en lambeaux. Le lendemain, il partait pour Düsseldorf.
L’exil y dura trois ans. Trois ans de regrets, de désespoir et de lettres dont on imagine mal l'intensité passionnelle. D’autres lettres partaient aussi, vers le roi, vers sa famille dans l’espoir que quelqu’un, enfin, prendrait en pitié son supplice et le ferait cesser.
Cette souffrance qui ne voulait pas s’éteindre vint tout de même à bout des préventions de la famille. On le rappela enfin, mais quand il revint à Berlin, la consternation des siens lui prouva qu’il avait beaucoup changé. Était-ce bien le joyeux Guillaume, ce long garçon sinistre, maigre, et visiblement désespéré ? Son frère aîné tenta de le raisonner, son cousin Fritz le sermonna, son oncle, Georges de Mecklembourg, essaya de faire appel à la raison d’État. Seule, sa tante Marianne, dans les bras de laquelle il sanglota interminablement avant de s’évanouir d’épuisement, comprit que c’était grave. Elle avertit sa nièce, la grande-duchesse. Celle-ci, inquiète, finit par trouver une solution. Fallait-il qu’ÉIisa fût princesse royale pour assurer le bonheur de Guillaume ? Il n’y avait qu’à la faire adopter par le tsar !…
Cette idée plongea le pauvre amoureux dans un délire de joie. Comment n’y avait-on pas songé plus tôt ? Interrogé, le roi admit que, dans de telles conditions, le mariage pourrait en effet être possible et l’espoir revint dans le cœur de Guillaume et dans celui d’Élisa que, fidèle à sa parole, il n’avait pas revue depuis trois ans.
Hélas, le tsar, d’abord consentant, se rétracta. Il y avait des impossibilités religieuses, car Élisa, pour devenir grande-duchesse, devrait se convertir à l’orthodoxie, abandonnant ainsi son catholicisme natal. Mais pour épouser Guillaume, elle devrait changer encore de religion et embrasser le protestantisme. C’était tout de même un peu beaucoup.
Cependant, l’idée était lancée et toute la famille voulait aider Guillaume. Ce fut l’un de ses oncles, le prince Auguste de Prusse, qui trancha la question en déclarant qu’il adopterait, lui, Élisa. Il n’y avait plus d’obstacles…