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Au soir de Noël 1824, les deux amoureux si longtemps séparés se revirent avec l’émotion que l’on imagine.

— Après trois longues années d’épreuve ! murmura Guillaume en relevant Élisa de sa révérence. Elle était plus belle que jamais et ses yeux étaient pleins de larmes.

— Se peut-il, Monseigneur, que nous soyons enfin réunis ?

Les jours qui suivirent furent merveilleusement doux et beaux pour les deux jeunes gens. Bientôt on célébrerait à la fois l’adoption d’Élisa et les fiançailles. Pourtant, Guillaume s’impatientait. Les scribes chargés d’établir le fameux acte n’en finissaient pas.

— Ces gens-là n’ont donc jamais aimé ! s’écriait-il, tandis qu’Élisa cherchait à le raisonner.

— Qu’importe un peu de retard à présent, puisque plus rien ne peut nous séparer ?

Rien ?… Si ! La politique ! Elle revêtit alors les traits sans grâce et le cœur ambitieux du grand-duc régnant de Saxe-Weimar, qui partit en campagne contre l’adoption, qu’il jugeait ridicule. Cela ne le regardait en rien, mais il était le père d’une fille, la princesse Augusta, qui désirait ardemment épouser  Guillaume, fl se hâta alors de faire à Frédéric-Guillaume III des offres si alléchantes qu’un triste soir, le malheureux prince reçut de son père une lettre aux termes de laquelle le roi refusait définitivement son consentement et ordonnait à son fils d’avoir « à considérer cette affaire comme classée… » En même temps, un ordre d’exil frappait Élisa, qui devait regagner Posen dans les plus brefs délais. C’était la fin…

L’impitoyable rigueur du roi n’accorda même pas aux deux amoureux le douloureux bonheur d’une dernière entrevue. Élisa, le cœur déchiré, partit sans avoir revu celui auquel elle avait juré une éternelle fidélité…

Guillaume, d’abord muré dans son désespoir, refusant de voir quiconque, vécut enfermé chez lui pendant des semaines, jusqu’à ce qu’un ordre formel l’envoyât rejoindre son régiment en Silésie. Ce fut le début d’une longue, d’une épuisante lutte contre son père, car lorsque Frédéric-Guillaume III lui proposa d’épouser la princesse de Saxe-Weimar, le jeune homme repoussa ce projet avec horreur. Mais contre la volonté d’un roi, il ne pouvait rien. Trois ans plus tard, Guillaume, « noyé de larmes et effondré de douleur », épousait la princesse Augusta et la nouvelle de ce mariage alla frapper un peu plus cruellement en Pologne Élisa, dont la santé n’était pas des meilleures.

Trois années encore, celle qui était demeurée l’une des plus jolies femmes d’Europe s’éteignait comme une lampe qui n’a plus d’huile, heureuse d’en finir avec une vie qui avait perdu pour elle tout attrait, et fidèle pour l’éternité à l’amour de ses quinze ans…

Cent jours

pour l’empereur Frédéric III

Cette nuit de mars 1888, glaciale et sinistre, semblait devoir durer jusqu’à la fin des temps. Elle pesait sur Berlin de tout le poids de ses ténèbres épaisses, de son froid noir, de sa neige boueuse et de l’angoisse des lendemains incertains.

Aux portes du palais où le vieil empereur agonisait, les sentinelles semblaient figées dans leurs guérites. La ville était inerte, l’immense demeure aussi, car bien rares étaient les lumières qui y veillaient : quelques-unes, tout au plus, dans les corps de garde, le salon des aides de camp, celui des dames d’honneur. Tout le reste était obscur, et aucune lueur ne filtrait sous les épais rideaux qui enfermaient la chambre où se mourait le premier empereur d’Allemagne, le vieux Guillaume Ier, qui, à quatre-vingt-onze ans, ne se résignait pas à quitter la terre.

Étrange agonie en vérité, bavarde et shakespearienne ! Couché dans son lit, le vieil empereur n’arrêtait pas de parler, et cet incessant débit avait quelque chose d’hallucinant. Du fond des brumes où il s’enfonçait lentement, celui que l’on avait jadis surnommé « le prince Mitraille », au temps où régnait son frère aîné Frédéric-Guillaume, passait en revue toute sa vie, se la racontait à lui-même… à moins que ce ne fût à quelqu’un d’autre que seuls ses yeux pouvaient apercevoir, une jeune femme blonde, morte depuis longtemps, qui avait été son unique amour, qu’il n’avait jamais eu le droit d’épouser, et dont le portrait n’avait jamais quitté son chevet depuis des années : Élisa Radziwill, qui l’attendait peut-être au-delà du miroir.

Ce qu’il racontait, c’était sa longue lutte, alors qu’il n’était que le roi de Prusse, contre la France, le pays qu’il avait toujours détesté. Cela avait commencé voici longtemps déjà, quand régnait Napoléon le Grand. Guillaume, alors prince de Prusse, avait combattu contre lui, à Iéna, à Leipzig aussi, à cette bataille des Nations qui avait à ce point marqué sa vie qu’en sa vieillesse, il lui plaisait toujours de la raconter aux siens à la cadence d’environ trois fois la semaine. Et puis, il y avait eu la victoire des Alliés, la revanche pour les fils de la belle reine Louise et, après bien des années encore, pour lui, Guillaume, l’apothéose : l’empire allemand proclamé en 1871 dans la galerie des Glaces, au château de Versailles, après l’écrasement de l’autre Napoléon, le troisième du nom…

La voix cassée, haletante, semblait tirer du néant le souffle tenace qui l’habitait encore. Auprès du lit, dans un fauteuil, l’impératrice Augusta, une très vieille femme elle aussi, regardait mourir ce compagnon de tant d’années. Souvent, la main du mourant venait se poser sur la sienne, encore qu’il n’y eût jamais eu entre eux d’amour véritable, mais la pauvre souveraine, très malade elle aussi, était si faible qu’il fallait que sa fille, la grande-duchesse de Bade, soutînt son bras pour qu’il pût supporter le poids de cette main.

Le côté sinistre du tableau était complété par la grande-duchesse elle-même, vêtue de noir de la tête aux pieds car elle portait le deuil de son fils. Outre cela, un bandeau noir cachait son œil gauche, à peu près perdu.

Seule image vivante et vigoureuse parmi les ombres denses de cette chambre mortuaire, un homme attendait, mâchant sa moustache : le chancelier-prince von Bismarck ! Lui aussi était vieux, mais sa vieillesse était solide, drue, charpentée, celle du lion qui se sait toujours en pleine possession de sa puissance physique et intellectuelle. Mais le lion, cette nuit, était inquiet : si tardive qu’elle fût, cette mort venait encore trop tôt. Dans quelques instants… une heure ou deux peut-être mais guère plus, un autre serait empereur, un autre que, cependant, il avait bien espéré voir mourir avant le vieux souverain : le prince héritier Frédéric-Guillaume, qu’en dépit de son courage et de sa valeur militaire, le chancelier de fer haïssait de toutes ses forces pour son libéralisme et sa trop grande générosité, pour les idées « modernes » que lui avait insufflées sa femme, Vicky, l’Anglaise.

Ce n’était pas là l’empereur qu’il fallait à Bismarck, l’homme pour qui le seul mot « libéralisme » était une insulte, l’homme sans pitié, sans faiblesse, qui ne connaissait que la force, la poigne de fer parfaitement dépourvue de tout gant de velours. Quant au mot de « liberté », le chancelier n’avait jamais dû en comprendre, même un peu, la signification. C’était pour lui une maladie honteuse…

Jusqu’à cette minute, il avait espéré – Dieu des batailles, comme il l’avait souhaité ! – que le nouvel empereur ne serait pas Frédéric III, mais bien Guillaume II, car le Kronprinz Guillaume, dit Willy, était son élève à lui, et Bismarck refusait de s’apercevoir que le jeune prince était déjà un mégalomane obstiné et le plus arrogant traîneur de sabre que l’Allemagne eût jamais produit.