Le 15 juin, enfin, à onze heures du matin, s’achevait ce long martyre, et ce règne d’un homme de bonne volonté qui n’avait duré que quatre-vingt-dix-huit jours exactement.
L’impératrice s’abîma alors dans une douleur profonde. Elle perdait le seul homme qu’elle eût jamais aimé, le cher compagnon de toute une existence, et ne devait pas s’en remettre.
Mais tout le monde n’éprouvait pas le même chagrin loin de là. À peine Frédéric III eut-il exhalé le dernier soupir, que le nouvel empereur, Guillaume II, faisait littéralement investir le palais de Potsdam par des troupes qui avaient ordre d’en contrôler sévèrement les entrées et les sorties.
Ce comportement inqualifiable de la part d’un fils visait à permettre au nouveau souverain de s’emparer de tous les papiers personnels de son père. C’était une insulte publique et gratuite à l’égard d’une femme douloureuse qui était sa mère. Le gentil Willy jetait son dernier masque, sans se douter qu’il appelait sur sa race une étrange malédiction.
Il se déshonora pour rien. Connaissant bien son fils, Frédéric avait pris ses précautions, et peu de temps avant sa mort, il avait rassemblé tous ses papiers dans un portefeuille de maroquin et les avait confiés à un ami, le colonel Swann qui avait quitté l’Allemagne immédiatement pour regagner Londres. Et ce fut entre les mains de la reine Victoria que furent déposés les papiers personnels de l’empereur d’Allemagne, ainsi que son testament.
En effet, une profonde estime et une véritable affection avaient uni la vieille souveraine à son premier gendre. Durant les dernières semaines qui avaient précédé sa mort, Victoria avait fait en personne le voyage de Potsdam pour lui rendre visite. Cette imposante présence avait alors incité Bismarck et son élève à plus de retenue, tout en permettant à Frédéric de prendre les dispositions qu’il avait eu le temps d’exécuter.
Mais naturellement, l’investissement de son palais par les soldats de son fils blessa profondément l’impératrice-veuve. Indignée, elle quitta aussitôt une demeure qu’elle considérait comme souillée, et avant de se retirer au château de Friedrichshof, se fit conduire chez Bismarck afin de lui faire connaître son sentiment sur une conduite aussi offensante.
Hélas, jugeant sans doute qu’il n’avait plus de gants à prendre avec une femme qui n’était plus rien, le chancelier refusa purement et simplement de la recevoir, alléguant qu’il avait beaucoup trop à faire pour le service de son nouvel empereur.
Écœurée par ce nouveau coup, l’impératrice refusa d’assister aux funérailles de son époux, dont elle jugeait l’apparat aussi hypocrite qu’injurieux pour elle puisqu’elle devait voir sa belle-fille y prendre le pas. Dans sa demeure elle fit célébrer un service spécial et rendit ainsi, à sa manière, hommage à celui qu’elle avait aimé par-dessus tout.
D’ailleurs, Bismarck et son élève mettaient une sorte d’acharnement à tenir le trop court règne Frédéric III comme nul et non avenu, alléguant que la santé détruite du souverain ne lui avait permis de recevoir ni la couronne royale de Prusse ni la couronne impériale, ce qui eût nécessité un voyage à Aix-la-Chapelle. Et sa veuve d’écrire amèrement à sa mère :
« Guillaume II succède à Guillaume Ier en adoptant les mêmes systèmes, les mêmes buts, les mêmes traditions… »
Elle ne savait pas encore que Bismarck n’en avait plus pour longtemps à gouverner l’Allemagne et que les liens étroits tissés entre lui et le cher Willy commençaient à peser singulièrement à celui-ci.
À peine deux ans plus tard, Guillaume II remerciait Bismarck, après l’avoir créé duc de Lauenbourg, et l’autorisait gracieusement à faire valoir ses droits à une retraite « bien gagnée » mais que l’intéressé jugea nettement prématurée.
Il eut l’audace de venir s’en plaindre à Vicky… et reçut, bien sûr, l’accueil que l’on peut imaginer…
Celle-ci, par malheur, ne survécut pas de longues années à son cher époux. Le 24 juillet 1901, au château de Friedrichshof, elle s’éteignait à son tour, elle aussi victime d’un cancer. Elle avait soixante et un ans.
Longtemps après la mort de Frédéric III, la controverse des médecins à son sujet devait se poursuivre sans jamais être tranchée. Mais une chose est certaine : ce cancer du larynx devait peser d’un poids mortel sur l’avenir de l’Europe, car eût-il régné assez longtemps, jamais la guerre de 1914-1918 n’aurait eu lieu. Frédéric III, esprit éclairé et pacifiste, souhaitait voir une paix durable s’instaurer entre l’Allemagne et la France. Hélas, il n’avait pu régner qu’un printemps et son successeur, l’homme des bruits de bottes et des parades guerrières, allait instaurer en Allemagne l’habitude des proclamations à grand tapage… avant de s’en aller finir ses jours obscurément, au fond d’un village de Hollande, en coupant du bois pour charnier ses loisirs.
Malheureusement, l’Allemagne n’en avait pas fini avec les parades à grand spectacle et les proclamations tonitruantes…
LA DERNIÈRE TSARINE
Un mariage inespéré
Le 21 décembre 1891, un petit jeune homme de vingt-trois ans, héritier du gigantesque empire russe, écrivait dans le journal intime qu’il tenait déjà depuis de longues années.
« Mon rêve est d’épouser Alix de Hesse. Il y a longtemps que je l’aime, mais avec plus de ferveur et plus profondément depuis l’année 1889, pendant laquelle elle a passé six mois à Pétersbourg. J’ai lutté en vain contre mes sentiments et j’ai cherché à me persuader que c’était une chose impossible, mais depuis qu’Eddy{5} a renoncé à l’idée de l’épouser, ou a été refusé par elle, il me semble que le seul obstacle entre nous est la question religieuse. Il n’en existe pas d’autre, parce que je suis convaincu qu’elle partage mes sentiments. Tout est dans la main de Dieu et, plein de confiance en sa miséricorde, j’attends l’avenir avec calme et humilité… »
Or, en dépit de ce qu’écrivait le jeune tsarévitch Nicolas, l’objet de cette grande passion ne s’en doutait absolument pas et l’idée de devenir un jour impératrice de toutes les Russies ne l’avait jamais effleurée.
Âgée alors de dix-neuf ans, Alix-Victoria-Hélène-Louise-Béatrice de Hesse-Darmstadt, bien qu’elle fût l’une des petites-filles de la reine Victoria d’Angleterre, n’était qu’une petite princesse allemande qui semblait dépourvue d’ambition et que son caractère, assez indéchiffrable ne prédisposait guère à passer sa vie sous les feux impitoyables dont s’illumine en général un trône impérial.
Orpheline à six ans, elle avait été élevée en partie en Angleterre auprès de sa grand-mère, qui ne brillait pas par les débordements de tendresse, en partie à Darmstadt par des sœurs beaucoup plus âgées qu’elle (tout au moins jusqu’à leur mariage) et par un père assez lointain.
Timide et d’une susceptibilité quasi maladive, elle s’entendait difficilement avec son entourage, souffrant, jusqu’au mariage de ses sœurs, de sa position effacée de troisième fille : dotée d’un orgueil d’autant plus puissant qu’il était dissimulé, elle ne pouvait supporter qu’une autre femme, quel que soit son rang, eût le pas sur elle.
Le mariage de ses sœurs, dont l’une épousa le prince Louis de Battenberg et l’autre le grand-duc Serge de Russie, lui apporta cet isolement du premier rang qu’elle souhaitait car, demeurée seule auprès de son père, ce fut à elle qu’incombèrent les devoirs de maîtresse de maison. Être la première à Darmstadt lui suffisait amplement…