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Aussi quand, dans le courant de l’année 1892, son père l’emmena en Russie pour y visiter sa sœur Élisabeth, Alix ne fit-elle aucun effort pour se montrer aimable, même envers le jeune Nicolas qui, transporté de bonheur en la revoyant si vite, lui adressait des regards visiblement énamourés : il n’occupait que le second rang.

Au-dessus de lui, il y avait son père, Alexandre III, géant couronné et empereur d’une dimension telle qu’il n’était pas difficile d’imaginer que le jeune Nicolas, beaucoup plus frêle, n’arriverait jamais à sa hauteur. Il y avait aussi l’impératrice, Maria Fédorovna, née princesse Dagmar de Danemark, qui, de toute évidence, ne souhaitait aucunement que son fils s’amourachât de la belle Allemande et Alix n’aimait pas qu’on la dédaignât.

Car elle était véritablement très belle : grande, blonde avec de magnifiques yeux bleus toujours un peu brumeux, une haute taille mince et souple, une extrême majesté naturelle et un charme étrange-tout au moins quand elle voulait bien s’en donner la peine, ce qui était rarissime.

Son attitude fut telle, durant ce malheureux séjour à Pétersbourg, que la haute société la déclara gauche, désagréable, impolie et, crime impardonnable, abominablement fagotée. Aussi quand, le père et la fille repartis, Nicolas osa dévoiler ses sentiments aux siens fut-il assez fraîchement reçu par sa mère.

— Nous ne souhaitons pas, ton père et moi, que tu épouses une princesse allemande. Outre que le caractère d’Alix ne te conviendrait en aucune façon – à qui d’ailleurs pourrait-il convenir ? –, nous préférerions un rapprochement avec la France. La fille du comte de Paris, Hélène, nous conviendrait parfaitement, dit Maria Fédorovna.

Peu combatif et volontiers dissimulé, Nicolas ne poussa pas plus loin sa tentative.

« Au cours de ma conversation avec Maman ce matin, note-t-il dans son journal, il a été fait allusion à Hélène la fille du comte de Paris, ce qui m’a mis dans un étrange état d’esprit. Deux chemins s’ouvrent à moi ; je désire aller dans une direction, tandis qu’il est évident que Maman souhaite me voir choisir l’autre. Qu’arrivera-t-il ? »

On le voit, aucune énergie n’habitait ce jeune homme qui déjà s’apprêtait à régner sur un empire immense. Il comptait sur la Providence pour s’en mêler ; en attendant, bien qu’il fût si ardemment épris d’Alix, il alla se faire consoler par la belle danseuse Mathilde Kchessinska, qui était sa maîtresse depuis quatre ans déjà et avait sur lui une très grande influence.

Or, justement, la Providence allait s’occuper de lui. À Darmstadt, le grand-duc Louis, père d’Alix, mourut peu après son retour de Russie. Son fils, Ernest-Louis, monta sur le trône et, tout d’abord, ne changea rien aux habitudes établies. Étant encore célibataire, il ne voyait que des avantages à ce que sa jeune sœur, qu’il aimait beaucoup d’ailleurs, continuât auprès de lui le rôle qu’elle avait tenu auprès de leur père.

Heureuse, Alix se réjouissait de demeurer la première dame de Hesse et pensait qu’un tel état de choses durerait. Aucune femme, selon elle, ne serait jamais capable d’occuper, comme elle le faisait elle-même, une place qui avait été celle de leur mère.

Mais dans le courant de l’été 1893 Ernest-Louis fit un voyage en Angleterre. À Balmoral, où l’avait invité sa grand-mère, la reine Victoria, il rencontra une jeune fille qui fit sur lui une très profonde impression : Victoria de Saxe-Cobourg, duchesse d’Edimbourg.

Comme c’était un garçon incapable de dissimuler ses sentiments, il s’en ouvrit à la reine qui les approuva hautement, et comme Victoria n’aimait rien tant que faire des mariages, elle s’occupa activement de celui-là. En d’autres termes, et sans même songer à lui demander son avis sur la question, elle fit savoir à la jeune Victoria qu’elle devait se préparer à épouser dans les délais convenables le grand-duc de Hesse. Fou de joie, celui-ci se hâta de câbler la grande nouvelle à sa sœur. Il espérait qu’en serait heureuse…

Hélas, au reçu du télégramme, Alix piqua la première des effrayantes crises de nerfs dont elle allait, par la suite, user avec quelque succès auprès d’un époux trop facilement impressionnable. Et quand Ernest-Louis rentra à Darmstadt, ce fut pour affronter une véritable furie déchaînée.

Mais il n’était pas de la même trempe que Nicolas et, laissant passer la vague de colère, il attendit une accalmie pour déclarer, le plus calmement du monde, à sa sœur qu’il entendait se marier que cela lui plût ou non, qu’il entendait également qu’elle se montrât aimable envers sa future belle-sœur et que, si elle ne se sentait pas capable de ce léger effort, il ne l’empêcherait nullement de quitter Darmstadt et d’aller résider, avec une dame d’honneur, dans l’un des châteaux du grand-duché.

— Je te servirai une rente grâce à laquelle tu pourras vivre convenablement et en toute indépendance, ajouta-t-il.

Médusée devant un tel traitement, Alix fit une crise de larmes, puis se soumit. Elle accepta même d’écrire à la jeune Victoria une lettre de bienvenue, mais ce fut très tristement qu’elle suivit son frère à Cobourg où devait avoir lieu le mariage. Il fallait que son destin à elle changeât par la même occasion, car elle n’accepterait jamais de ne plus occuper que la seconde place en Hesse.

Or, à Cobourg se réunissait à cette occasion la majorité des princes d’Europe. La reine Victoria elle-même faisait le voyage pour assister au mariage de son petit-fils et ce fut à elle qu’Alix s’adressa. Puisqu’elle était si brillamment intervenue dans le destin de son frère, pourquoi ne s’occupait-elle pas du sien, à elle, sa petite-fille, qu’elle avait en partie élevée ?

— Je ne demande pas mieux, dit la Reine, mais tu n’as pas voulu épouser Clarence. Qui souhaites-tu donc épouser ?

— Je ne sais pas. Mais je veux quelqu’un de grand, quelqu’un qui me donne la place à laquelle ma naissance me permet de prétendre…

Victoria haussa les épaules :

— Ne sais-tu pas ce que tout le monde proclame ici parce que cela crève les yeux ? Que le tsarévitch est follement amoureux de toi ? Toi seule n’as pas l’air de t’en apercevoir !

— Je vous assure que si, Granny, mais puisque Nicolas me souhaite pour épouse, il est bien le seul chez lui. Ses parents ne veulent pas de moi.

— Ils pourraient changer d’avis. Laisse-moi faire. Rien ne me serait plus agréable (à moi et à l’Angleterre, bien entendu) que tu deviennes un jour impératrice de toutes les Russies !

La splendeur du titre fit rougir Alix. Que pourrait-elle en effet souhaiter de plus haut, de plus grand ? Il n’y aurait au monde personne de plus élevé qu’elle… tout au moins quand le tsar Alexandre aurait quitté ce monde, car jusque-là, il lui faudrait se contenter du second rang, derrière cette Marie Fédorovna qu’elle détestait d’instinct. Un autre argument lui vint tout naturellement aux lèvres :

— Il me faudrait pour cela changer de religion. Je ne veux pas être apostate, je ne veux pas me damner pour une couronne, fut-elle impériale.

— Quelle sottise ! Si tu veux que je te marie, laisse-moi faire, sinon retourne à Darmstadt et apprête-toi à mener l’amère existence d’une vieille fille.

Rien ne résistait à Victoria quand elle le voulait et, le 5 avril 1894, Nicolas écrivait dans son cher journal :

« J’ai trouvé Alix encore embellie depuis que je ne l’avais vue, mais elle avait l’air triste. Nous sommes restés seuls ensemble tous les deux, et enfin a pu avoir lieu la conversation que je désirais et redoutais à la fois. Nous avons parlé jusqu’à midi, mais sans résultat, puisqu’elle ne pouvait se décider à accepter de changer de religion. La pauvre petite a beaucoup pleuré, mais s’est un peu calmée avant que nous nous quittions… »