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Bientôt, la maison du « saint homme » fut assiégée, de jour comme de nuit, par une foule de solliciteurs et de malades. Chargés de présents, ils s’entassaient dans l’antichambre du grand appartement, situé au 64 de la Gorokhovaïa, où Raspoutine s’était installé en compagnie d’une parente, Dounia, qui tenait son ménage et canalisait les visiteurs. Il y avait souvent queue jusque dans la rue, mais il fut bientôt davantage question de trafic d’influence que de guérisons.

Ce tsar, cette tsarine, à peu près « aussi inaccessibles que le mikado dans son temple-palais » – ainsi que le leur avait reproché un jour le grand-duc Serge –, ne l’étaient pas pour ce grossier paysan. Bien plus, il les gouvernait. Les désirs d’un moujik crasseux avaient force de loi et, si parfois, ses conseils marqués au coin d’un certain bon sens populaire pouvaient apporter un allégement à la vie plus que difficile du peuple russe, la plupart du temps, Raspoutine s’occupait de distribuer places, pensions et bénéfices à ceux qui lui plaisaient, ou au plus offrant, à moins que ce ne soit encore pour les faveurs d’une femme qui avait su le séduire. Ce fut donc la ruée chez lui, et aucun ministre ne put être certain de garder sa place ou son portefeuille, à moins d’entretenir les meilleures relations avec le staretz.

Mais les solliciteurs n’étaient pas les seuls habitués de l’appartement parfumé au beurre rance et à la soupe aux choux. Dans la salle à manger, qui faisait suite à l’antichambre, s’entassaient visiteurs de marque et, surtout, visiteuses.

Les dames se pressaient autour du samovar, poussées par la curiosité ou par une trouble dévotion. Elles tenaient essentiellement à voir en lui un saint, même au travers des étranges pratiques religieuses auxquelles il se livrait et les invitait à se livrer avec lui.

Ainsi, quand il avait fini sa journée, Raspoutine rejoignait ses ouailles privilégiées, s’installait dans un fauteuil à bascule, tandis que Dounia actionnait le samovar, et buvait son thé en bavardant avec toutes ces dames. Puis, la dernière goutte ingurgiée, il attirait à lui, presque chaque fois, l’une de ses visiteuses, toujours jeune et belle, posait sur elle sa main crasseuse aux ongles noirs et susurrait :

— Viens ma petite colombe. Viens avec moi.

Et, tandis que le reste de l’assistance entonnait un cantique, il entraînait l’élue du jour dans la chambre voisine et s’y enfermait avec elle pour une entrevue de caractère intime sur le cérémonial de laquelle il vaut mieux ne pas insister…

L’homme qui ne savait pas mourir

Mais il venait trop de monde au numéro 64 de la rue Gorokhovaïa, et de monde trop varié, pour que les étranges pratiques religieuses de son locataire principal ne jouissent pas d’une certaine publicité. Le bruit courait dans Saint-Pétersbourg que plus d’une grande dame, de très grandes dames même parfois, avaient fait connaissance avec le petit lit de fer de Raspoutine.

On disait aussi que des mères fanatiques, envoûtées, fascinées par le staretz et pas assez belles pour espérer ses faveurs, n’hésitaient pas à lui amener leurs jeunes filles si elles avaient le malheur d’être belles… et vierges, ce qui donnait aux yeux du « saint homme » un prix supplémentaire à ce sacrifice d’un nouveau genre.

Aussi, peu à peu, une colère commença-t-elle à gronder sourdement à travers toutes les couches masculines de la société, si dissemblables cependant, contre l’homme qui livrait ainsi la Russie à la corruption et à la débauche, pour l’unique raison qu’il tenait entre ses mains sales un couple de souverains sourds, aveugles et d’une désespérante crédulité.

Quand vint la guerre de 1914-1918 et les premiers désastres subis par l’armée russe, certains pensèrent qu’il était plus que temps d’agir pour tenter de remédier à cet état de choses.

En décembre 1916, tandis que, derrière les portes closes, les volets barricadés et au fond des caves, fermentait lentement le vin vengeur de la Révolution, la situation militaire atteignit son point critique le plus aigu. Cependant, Nicolas II ne réagissait pas, opposant une force d’inertie qu’il puisait dans l’unique conscience de son rang et des devoirs de tous à l’égard d’un souverain qui se voulait absolu. Il semblait avoir perdu tout réflexe, tout sens commun. Son attitude était telle qu’un bruit étrange courait la ville et la cour : on disait que Raspoutine lui faisait administrer par la tsarine des drogues qui annihilaient sa volonté afin de l’amener à abdiquer en faveur de son fils. Et comme l’enfant était trop jeune pour régner, Alexandra Fedorovna, devenue régente, eût fait de son indispensable staretz une sorte de tsar occulte et le véritable maître de la Russie. De cela, les membres de la famille impériale avaient une conscience aiguë et ne voulaient à aucun prix.

C’est ainsi qu’un soir de ce même mois de décembre 1916, cinq hommes se réunirent dans la bibliothèque d’un fastueux palais du quai de la Moïka. C’étaient le prince Félix Youssoupoff, maître de la maison, son cousin, le grand-duc Dimitri, lui-même cousin germain du tsar, le député Pourichkévitch, le docteur Lazovert et le capitaine Soukhotine.

Au-dehors, la ville frigorifiée somnolait sous la neige mais à l’intérieur, les grands poêles de faïence entretenaient une douce chaleur. La fumée odorante des cigares bleuissait l’atmosphère et se mêlait au parfum des alcools français. Pourtant, les cinq hommes réunis dans cette pièce somptueuse ne s’y trouvaient pas pour jouir des raffinements de l’existence, mais pour y décider de la mort d’un autre homme…

Tous haïssaient Raspoutine pour divers motifs, tous étaient décidés à en débarrasser la Russie, car le peuple mourait de faim, car la guerre décimait la jeunesse tandis que la bande d’incapables portés au semblant de pouvoir par l’influence du staretz rapprochait chaque jour le pays de l’abîme.

Certains d’entre eux nourrissaient en outre des griefs personnels. L’impudence du bonhomme ne connaissait plus de bornes et il n’était plus aucune femme de bonne famille, aucune fille un peu jolie qui pût se croire à l’abri de ses entreprises. On disait même qu’il avait émis la prétention d’amener jusqu’à son lit la belle et fière grande-duchesse Irène, devenue depuis peu l’épouse de Youssoupoff.

C’était celui-ci, bien entendu, qui menait la réunion.

— Je ne peux, disait-il, que vous rapporter les paroles du président de la Douma, Rodzianko. Il m’a dit hier : « La seule chance de salut serait de tuer ce misérable, mais il ne se trouve pas un seul homme en Russie qui ait le courage de le faire. Moi, si je n’étais pas si vieux, je m’en chargerais. »

— L’âge ne fait rien à la chose, dit le grand-duc en haussant les épaules. Rodzianko est comme les autres : il a peur.

— Voilà pourquoi j’estime que cette tâche nous incombe, reprit Youssoupoff. C’est à nous de libérer la Russie de l’opprobre.

— Je suis entièrement d’accord avec toi, mais Raspoutine est malin. Il sait bien que nous le haïssons et il se garde en conséquence. Le prendre au piège n’est pas si facile.

— C’est selon. Sachez, Messieurs, que ce cuistre m’honore depuis quelque temps d’une flatteuse prédilection et qu’il réclame, depuis longtemps déjà, le plaisir de visiter cette demeure. Pourquoi ne pas en profiter ?

Les raisons de l’attirance qu’exerçait Félix Youssoupoff sur le staretz étaient assez mal définies. Le charme de la grande-duchesse Irène y entrait sans doute pour beaucoup, mais peut-être aussi la personnalité propre au prince lui-même. La beauté exerçait sur l’étrange saint homme un irrésistible attrait et peu d’hommes pouvaient se vanter d’être aussi beau que ce jeune prince en qui se trouvaient réunies toutes les perfections physiques jointes à toutes les qualités d’une grande race. Et si, en effet, quelqu’un avait une chance de l’attirer dans un traquenard, c’était lui et lui seul.