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C’est alors que le prince crut qu’il allait devenir fou car, à peine était-il seul avec le cadavre, que celui-ci ouvrit un œil, puis l’autre, se remit debout et, le regard flamboyant de haine, se jeta sur le jeune homme pour l’étrangler. Avec un hurlement de terreur, Youssoupoff évita les mains meurtrières, sortit de la pièce en courant et se jeta dans l’escalier, appelant Pourichkévitch qui accourut aussitôt, armé d’un revolver.

Le député, les cheveux dressés par l’horreur, vit le cadavre sortir du palais, s’élancer dans la cour blanche de neige. Alors il tira, manqua la grande silhouette, qui ne ralentit pas. Une seconde balle n’eut pas plus de chance, la troisième atteignit Raspoutine à la colonne vertébrale. Il cessa de courir mais ne tomba pas, demeurant comme pétrifié sur ses pieds. Une quatrième fois, avec une rage désespérée, Pourichkévitch fit feu. La balle frappa la tête… et cette fois, Raspoutine s’abattit pour ne plus se relever.

Il était temps. Les deux acteurs de cette scène hallucinante étaient eux aussi sur le point de s’effondrer.

Une heure plus tard, les trois autres conjurés revenus emportaient le cadavre du staretz jusqu’à l’île Petrovski. Les eaux glacées de la Neva se refermèrent à jamais sur lui. Mais il était tout de même trop tard pour arrêter la marche de l’Histoire. Plus rien ne pouvait sauver le régime tsariste…

La maison Ipatiev

La nouvelle de la mort de Raspoutine fut diversement accueillie à Saint-Pétersbourg. Dans le public, il y eut d’intenses manifestations de joie, et dans les théâtres surtout, l’effervescence de la foule atteignit de vastes proportions. Les portraits de Félix Youssoupoff et du grand-duc Dimitri s’étalèrent au grand jour. Les membres de la famille impériale exultèrent, mais l’impératrice, accablée de douleur, manifesta une soif de vengeance qui souleva contre elle un regain d’hostilité.

Le tsar était revenu à Tsarskoïé Selo, depuis le quartier général des armées de Mohilov, pour le service funèbre qu’Alexandra avait décrété en l’honneur de son favori et, sous l’influence de celle-ci, des mesures sévères furent prises contre les principaux meurtriers : Youssoupoff fut exilé sur la plus lointaine de ses terres. Quant au jeune grand-duc Dimitri, on l’envoya dans l’un des coins les plus insalubres de la Perse, en dépit des protestations et des pleurs de la famille impériale…

L’atmosphère autour des souverains devint telle et si houleuse que l’ambassadeur d’Angleterre, sir George Buchanan, demanda une audience à Nicolas II pour le supplier de modérer ses vues autocratiques en faveur d’un gouvernement semi-constitutionnel qui pourrait partager avec lui la responsabilité de terminer cette guerre désastreuse. En effet, les troupes russes, mal nourries, mal vêtues, mal entraînées, tombaient comme des mouches en dépit de leur courage, et tandis qu’ils faisaient de leur mieux pour résister à la poussée allemande, les bolcheviks faisaient sauter les usines de munitions de Kazan.

La Révolution, emmenée par Lénine et Trotsky, grondait à travers tout le pays, l’armée n’était plus sûre, ainsi que le fit remarquer l’ambassadeur en essayant de faire comprendre au tsar qu’en cas de troubles, il ne pourrait compter que sur un petit nombre de défenseurs.

Il perdit son temps. Rien ne pouvait aller contre l’influence d’Alexandra, résolue à exiger de son époux qu’il combattît jusqu’à la fin pour le maintien d’une autocratie passée de siècle mais à laquelle elle tenait. D’ailleurs, trop absorbée par son chagrin, elle semblait n’avoir aucun pressentiment, aucune idée de ce qui se préparait.

Le 19 février, le grand-duc Michel vint au palais supplier son frère de retourner au quartier général : il estimait que seule la présence du souverain pourrait apaiser les graves menaces de révolte qui s’annonçaient.

Nicolas II s’y résigna difficilement, d’autant qu’à Saint-Pétersbourg même, la révolte éclatait et qu’il avait été nécessaire de faire appel aux cosaques : ils avaient chargé la foule. Le manque de vivres, en effet, exaspérait la population, mais à Tsarskoïé Selo, la résidence impériale, nul, et l’impératrice moins que quiconque, ne paraissait mesurer la gravité de la situation.

Pour elle, une seule chose comptait : une épidémie de rougeole s’était déclarée chez ses enfants et, dépouillant la souveraine, Alexandra ne fut plus qu’une mère inquiète doublée d’une infirmière.

Hélas, Nicolas II ne retournait aux armées que pour bien peu de temps : le 2 mars, il était contraint d’abdiquer en son nom et en celui de son fils. Il le fit en faveur de son frère, le grand-duc Michel, qui hélas renonçait dès le lendemain à régner en apprenant que le nouveau régime, celui des progressistes radicaux et des octobristes, présidé par le prince progressiste Lvov, considérait sa nomination comme illégale. Cette fois, le régime tsariste venait de tomber définitivement.

Ce fut par le grand-duc Paul que l’impératrice apprit la terrible nouvelle. Or, de cette minute, une extraordinaire transformation s’opéra chez cette femme étrange, qui n’avait pas su être grande au sommet de la puissance et qui le devint au sommet du malheur.

Bien que de grosses larmes tombassent de ses yeux, elle supporta le coup avec une grande dignité et n’eut pas un mot de regret pour le rang qu’elle venait de perdre.

— Je ne suis plus une impératrice, dit-elle, mais je suis encore une sœur de charité et c’est seulement en cette qualité que je désire être traitée.

Et elle retourna au chevet de ses enfants malades, à celui aussi de son intime amie, cette Anna Viroubova qu’elle chérissait entre toutes et qui avait été cependant son plus mauvais génie, atteinte elle aussi de la rougeole. On ne peut s’empêcher de comparer alors Alexandra à Marie-Antoinette. Ni l’une ni l’autre ne surent être une souveraine, mais l’une comme l’autre surent être une martyre.

Les jours qui suivirent furent des jours d’angoisse et d’agonie morale pour cette femme, qui ne savait plus, rien de son époux et craignait à chaque instant d’apprendre qu’il avait été assassiné. En outre, elle était seule, ou peu s’en faut : le palais s’était vidé comme par magie et seuls demeuraient de rares fidèles : le vieux comte Benkendorff, le docteur Botkine, qui allait suivre jusqu’au bout et jusqu’à sa propre mort le calvaire de la famille impériale, deux dames d’honneur et un seul aide de camp de l’empereur, le comte Zamoyski… un Polonais que,  jusqu’à présent, Alexandra avait assez mal traité.

Le filet, peu à peu, se resserrait. Quelques jours encore et l’impératrice était prisonnière dans son propre palais et privée du droit de communiquer avec ses rares amis. Ce fut alors que Nicolas II, à son tour prisonnier, vint la rejoindre pour partager son sort.

Quand ils se revirent, Nicolas s’écroula en sanglotant dans ses bras et Alexandra ne pensa plus qu’à le réconforter, à l’aider, lui qui à présent était si désarmé. Sa conduite à elle ne fut plus que soumission à la volonté divine : jamais on ne l’entendit murmurer ni d’ailleurs permettre le moindre murmure à ceux de son entourage, un entourage bien restreint, puisque le grand-duc Michel lui-même ne put obtenir la permission de voir son frère.

Et puis, vinrent les avanies, les insultes, les grossièretés calculées des gardiens, hier encore aplatis dans la poussière en leur présence… le tout supporté le front haut et avec un rare courage.

Par l’entremise de Sir George Buchanan, le gouvernement britannique offrit asile au tsar déchu – un peu trop tard peut-être ! –, mais le gouvernement du prince Lvov refusa, affirmant qu’il ne se trouvait pas assez puissant pour assurer que les prisonniers pour arriver sains et saufs en Angleterre, les ouvriers menaçant d’arracher les rails sur le passage du train qui les emmènerait.