« Je crois, écrivait fort sérieusement Sophie, qu’elle ne devrait pas tant s’occuper de ses perroquets : quand, dans les premiers mois, une femme regarde trop les bêtes, les enfants risquent de leur ressembler. Elle devrait plutôt se regarder dans la glace et te regarder toi. C’est là une contemplation que je ne saurais trop encourager… »
Toujours les bonnes intentions, ces bonnes intentions dont Sophie, sans l’imaginer le moins du monde, pavait pour sa belle-fille le petit enfer quotidien ! Et quand, le 5 mars 1855, Sissi mit au monde une petite fille, ce fut sans enthousiasme qu’elle accepta qu’on lui donnât le nom de l’archiduchesse qui allait être sa marraine. Comme si une seule Sophie ne suffisait pas !…
Hélas, à mesure que passerait le temps, le fossé, d’abord peu profond, existant entre l’archiduchesse et sa belle-fille, allait se creuser jusqu’à devenir un abîme impossible à combler.
Les points de vue des deux femmes, touchant ce que devait être une impératrice d’Autriche, étaient par trop divergents, car Sissi aurait souhaité n’être, peut-être, qu’épouse et mère, tout en faisant montre d’une dangereuse propension à réclamer une liberté incompatible avec son rang. Or, il lui fallut se résigner à voir les enfants – il y en eut quatre – passer presque sitôt leur naissance dans les appartements de leur grand-mère. Seule la dernière, Marie-Valérie, demeura auprès d’Élisabeth, au terme d’une lutte épuisante, qui fit naître chez la jeune femme, très nerveuse, une véritable haine pour celle qu’elle considérait comme sa Némésis personnelle.
Peu à peu, Sissi, que sa santé avait obligée à un séjour dans l’île de Madère, retrouva en elle le goût des voyages qui avait été le péché mignon de son père, le duc Max. Enchaîné à son bureau impérial, François-Joseph en souffrit puis, petit à petit, se résigna, se contentant des merveilleux moments qu’il vivait lorsque sa bien-aimée Élisabeth consentait à rester quelque temps auprès de lui. Elle savait être alors une femme tellement exquise, tellement séduisante, que son charme s’en allait frapper tous ceux, grands ou petits, qui avaient le privilège de l’approcher…
Peut-être en eut-elle trop conscience par la suite et même en abusa-t-elle. Mais ils étaient si nombreux ceux qui ne demandaient qu’à adorer…
« Sissi » et le shah de Perse
Jamais Vienne n’avait connu pareille agitation, ni pareilles foules, que durant la belle saison de 1873. Jamais non plus les souverains autrichiens n’avaient été soumis à si rude épreuve, singulièrement l’impératrice Élisabeth, qui éprouvait pour le protocole et les fêtes officielles une sorte d’horreur sacrée et, à l’égard de la foule, une crainte dont elle ne devait jamais se départir. Pourtant, jamais elle n’avait été plus belle, jamais elle n’avait à ce point attiré l’admiration et la curiosité du public. Jamais non plus, elle n’avait été obligée de se trouver si continuellement en « représentation »…
Tout commença le 20 avril, par le mariage de sa fille aînée, Gisèle, avec le prince Léopold de Bavière, son cousin. Ce fut une grande fête, car il s’agissait d’un mariage d’amour. Fiancés depuis plus d’un an, les deux jeunes gens avaient eu beaucoup de peine à supporter cette année d’attente imposée par Élisabeth qui estimait, se souvenant de sa propre expérience, qu’à seize ans, sa fille était trop jeune pour se marier.
Mais si la mariée, charmante sous sa couronne et ses voiles blancs, attirait naturellement les regards, c’était sa mère que l’on regardait le plus et qui remportait tous les suffrages. Éblouissante dans une robe brodée d’argent, ses magnifiques cheveux aux reflets roux surmontés d’un diadème de diamants, cette jeune femme de trente-cinq ans faisait aussi peu « mère de la mariée » que possible. Seules les larmes qui coulèrent de ses yeux lorsque la jeune princesse prononça le « oui » traditionnel lui rendirent, un instant, sa réalité maternelle.
Des larmes vite effacées. Non que Gisèle ne fût pas chère à son cœur (bien qu’elle eût été élevée surtout par l’archiduchesse Sophie, morte l’année précédente, et qu’elle lui préférât Valérie, sa dernière fille), mais parce que cette fête de l’amour ne pouvait que lui être agréable. Et puis, ce fut un mariage gai, couronné par une grande représentation du Songe d'une nuit d’été, à laquelle d’ailleurs Élisabeth assista sans grand enthousiasme.
— Je n’arriverai jamais à comprendre, fit-elle, derrière son éventail, à l’usage de la comtesse Festetics, sa dame d’honneur, comment on peut choisir pour la soirée d’un mariage, une pièce où la princesse tombe amoureuse d’un âne !
Mais le prince Léopold avait entendu. En souriant, il se pencha vers son éblouissante belle-mère :
— Serait-ce une allusion à moi ?
— Bien sûr que non, mon ami ! Mais le Songe d’une nuit d’été est une pénitence obligatoire pour quiconque épouse une fille de la maison d’Autriche. Je ne sais quel maître des cérémonies inspiré l’a inscrite d’office à tous les programmes nuptiaux.
Les artistes n’en remportèrent pas moins un grand succès et les fêtes de Vienne débutèrent ainsi dans les rires et les applaudissements.
Un mois plus tard, inaugurée par le prince héritier d’Allemagne et le prince de Galles, s’ouvrait la grande Exposition internationale qui allait voir défiler à Vienne à peu près tout ce que l’Europe comptait de princes, de rois et d’empereurs. Au prince Frédéric et à la princesse Victoria, succédèrent l’impératrice Augusta, une bonne partie des princes anglais, les souverains belges, hollandais, danois et espagnols. Le tsar Alexandre II, lui-même, cependant peu enclin aux festivités, vint à Vienne avec une suite importante et un visage si grave qu’on désespéra longtemps de le voir sourire. Mais il était difficile de résister au charme de « Sissi » quand elle avait décidé de séduire et, après quarante-huit heures de mine compassée, le tsar finit, comme tous les autres hommes, par déclarer hautement qu’il n’existait pas au monde de femme comparable à l’impératrice d’Autriche. Et il ne quitta Vienne qu’à regret…
Mais ce fut avec le shah de Perse qu’Élisabeth remporta le plus vif succès, un de ces succès qui font date dans la carrière d’une jolie femme, qui allait marquer en quelque sorte le point culminant de l’exposition et ravaler les autres visites royales au rang de mortelles corvées tant le souverain oriental introduisit de fantaisie dans le cérémonial habituel des visites royales.
Nasir-Al-Din débarqua à Vienne le 30 juillet, avec une suite au moins aussi imposante que celle du tsar, mais qui avait l’avantage d’être beaucoup plus pittoresque et fit la joie des Viennois.
Il faisait ce jour-là une chaleur accablante et François-Joseph se sentait fatigué. En dépit de son extrême « conscience professionnelle », il se sentait accablé par un mois de cérémonies continuelles, d’accueils, d’embrassades, de discours en toutes sortes de langues, de conversations diplomatiques ou non, et ce Persan, qui lui arrivait comme une sorte de bouquet final, l’inquiétait un peu.
— Je me ferais volontiers porter malade, confia-t-il à l’impératrice. Comment crois-tu que le Persan prendrait cela ?
— Certainement comme une offense grave. Tu as ta réputation à soutenir. Et puis, ce malheureux qui passe sa vie tiraillé entre les Russes et les Anglais mérite bien qu’on s’occupe un peu de lui ! Enfin, tu t’amuseras peut-être plus qu’avec les autres : on le dit très pittoresque.
Élisabeth ne croyait pas si dire, mais elle se trompait en affirmant que Nasir-Al-Din aurait pris pour offense la maladie de l’Empereur car, en fait, c’était elle, et elle seule, qui intéressait le Shah.