Esprit de fer et de rocher, Promètheus! Avec toi qui ne s'indignerait de tes maux? Je n'ai pas eu le désir de les voir. Quand je les ai vus, mon cœur a été accablé de tristesse.
Certes, pour ceux qui m'aiment, je suis un spectacle misérable!
N'as-tu rien fait de plus pour les hommes?
J'ai empêché les mortels de prévoir la mort.
Par quel remède les as tu guéris de ce mal?
J'ai mis en eux d'aveugles espérances.
Tu leur as fait un grand don.
Je leur ai aussi apporté le feu.
Les éphémères possèdent maintenant le feu flamboyant?
C'est par lui qu'ils apprendront des arts nombreux.
Et c'est pour de tels crimes que Zeus te tourmente sans être touché de tes maux? Ne connais-tu point de terme à ton supplice?
Il n'en est point, à moins que cela ne lui plaise.
Cela lui plaira-t-il? Quelle est ton espérance? Ne vois-tu pas que tu es en faute? Quand même tu aurais mal agi, il ne me serait pas agréable de te le dire. Cela serait cruel. Laissons ces choses. Cherche comment tu échapperas à tes douleurs.
Il est aisé, quand on a le pied hors du mal, de conseiller et de réprimander celui qui souffre. Pour moi, je n'ignorais rien de ceci. J'ai voulu, sachant ce que je voulais. Je ne le nierai point. En sauvant les hommes, j'attirais moi-même ces misères; mais je ne pensais pas être ainsi tourmenté et me consumer sur le faîte de cette roche solitaire. Ne pleurez donc point mes misères présentes. Descendez plutôt sur la terre, vers la destinée qui m'opprime. Sachez tout ce qui m'attend encore. Venez à moi! Venez en aide à celui qui souffre aujourd'hui. Le malheur va, errant sans cesse. Il accable tantôt l'un, tantôt l'autre.
Promètheus! Nous ne refusons point de t'obéir. Voici que, délaissant promptement, et d'un pied léger, le char rapide et l'aithèr pur où passent les oiseaux, nous abordons cet âpre rocher, dans notre désir de connaître tes malheurs.
Promètheus! accouru vers toi, après un long chemin, j'arrive, porté sur cet oiseau rapide que je mène par ma seule volonté et sans frein. Je compatis à ta destinée, sache-le. Je pense que la parenté m'y pousse; mais, en outre, je ne m'intéresse à nul autre plus qu'à toi. Tu sauras que mes paroles sont vraies. Je n'ai point coutume de flatter par des mensonges. Allons! Apprends-moi ce qu'il faut faire pour te secourir. Tu ne diras pas qu'un autre est pour toi un ami plus ferme qu'Okéanos.
Ah! qu'est-ce donc? Toi aussi, tu es venu contempler mon supplice? Comment as-tu osé quitter le fleuve qui porte ton nom, et tes antres accoutumés, aux voûtes de rocher, pour venir sur cette terre, mère du fer? Es-tu venu pour assister à ma destinée, ou pour y compatir? Vois donc! Contemple l'ami de Zeus. Je l'ai aidé à fonder sa tyrannie, et c'est par lui que je subis ces maux!
Je vois, Promètheus, et je veux te conseiller pour le mieux, tout habile que tu es. Connais-toi, conforme-toi aux pensées nouvelles. Il y a un nouveau tyran parmi les dieux. Si tu lances des paroles amères et farouches, Zeus les entendra, bien qu'il soit dans les hauteurs, et loin de toi. Alors sa fureur présente, qui cause tes tourments, ne sera plus qu'un jeu. Ô malheureux! rejette la colère que tu nourris dans ton esprit. Cherche plutôt la fin de tes maux. Je semble te dire des choses hors d'usage. Cependant, Promètheus, tu vois ce que produisent des paroles sans frein. Tu n'es pas humble. Tu ne cèdes pas à la souffrance, et tu veux ajouter d'autres maux à ceux que tu subis. Si tu m'en crois, tu ne lèveras pas le pied contre l'aiguillon. Tu comprendras qu'un monarque sans pitié commande et ne rend compte à personne. Maintenant je te quitterai, et je tenterai de te délivrer de ton supplice. Sois en repos. Ne parle pas trop amèrement. Ne sais-tu pas sûrement, très-sage que tu es, que les paroles téméraires attirent les châtiments?
Je t'envie! Tu es hors de danger, après avoir tout conçu, tout osé avec moi. Maintenant, va! Ne t'inquiète point de ceci, Tu ne persuaderas point Zeus, car il est inexorable. Prends garde toi-même de t'attirer malheur pour être venu ici.
Tu es plus sage pour les autres que pour toi. J'en juge par le fait, non par les paroles. Ne tente pas de me retenir. Je me vante d'obtenir de Zeus qu'il te délivre de ton supplice.
Je te remercie, je ne cesserai jamais de te remercier. Je ne doute pas de ton active bienveillance, mais tu ne réussiras point. Tu souffriras sans me servir. Reste en repos, et à l'écart. Si je suis malheureux, je ne veux pas que le malheur en atteigne d'autres. Non! Je suis assez affligé des souffrances de mon frère Atlas qui, vers les régions de Hespéros, se tient debout, portant sur ses épaules la colonne de l'Ouranos et de la terre, fardeau écrasant! Je contemple aussi, plein de pitié, ce fils de Gaia, habitant des antres Kilikiens, ce monstre guerrier, aux cent têtes, qui terrassait tout de sa force, l'impétueux Typhôn, qui se rebella contre tous les dieux, vomissant le carnage de ses gueules horribles. L'éclair de Gorgô jaillissait, flamboyant, de ses yeux, tandis que, de son assaut violent, il menaçait la tyrannie de Zeus. Mais le trait vigilant, la foudre précipitée et respirant la flamme, se rua sur lui, écrasant ses insolences tumultueuses. Frappé à travers la poitrine et consumé de la foudre, il perdit ses forces, brisé par le tonnerre. Maintenant, son corps gît, inutile et abject, entre les détroits de la mer, écrasé sous les racines de l'Aitna, tandis que Hèphaistos, assis sur les sommets, forge les masses de fer chauffées à blanc. De là, un jour, se précipiteront les fleuves de feu, dévorant de leurs ardentes mâchoires les larges plaines de la féconde Sikélia. Typhôn vomira ainsi sa fureur en un tourbillon de flamme débordante, bien que consumé par la foudre de Zeus. Tu n'es pas inexpérimenté. Tu ne seras pas privé de mes avertissements. Préserve-toi, de quelque façon que ce soit. Pour moi, je subirai ma destinée présente, jusqu'à ce que l'esprit de Zeus cesse d'être irrité.