Je le veux. Choisis en effet. Je te dirai clairement ce que tu dois encore souffrir, ou je te dirai qui me délivrera.
Dis-lui une de ces choses, et consens à me dire l'autre. Ne méprise pas ma demande. Révèle-lui le reste de ses maux, et, à moi, ton libérateur.
Puisque vous le désirez, je le veux bien. Je vous dirai ce que vous demandez. A toi, d'abord, Iô, je raconterai tes courses agitées. Grave-les dans ton esprit, afin de te les rappeler.
Quand tu auras traversé le détroit qui sépare les deux continents, va vers l'Orient, sur la route de Hèlios. T'éloignant de la mer grondante, tu parviendras aux prairies Gorgonéiennes de Kisthènè, où habitent les Phorkides, les trois vieilles filles, semblables à des cygnes, et qui n'ont à elles trois qu'un œil et qu'une dent, et que Hèlios n'éclaire jamais de ses rayons, ni la nocturne Sèlénè. Auprès habitent leurs sœurs, les trois Gorgones ailées, aux cheveux de serpents, funestes aux hommes, et qu'aucun mortel ne regarde sans rendre le souffle vital. Je te décris ce lieu, afin que tu le redoutes. Mais voici un autre spectacle affreux: les chiens muets de Zeus, aux museaux aigus, les grypes! Fuis-les. Fuis aussi l'armée des cavaliers Arimaspes, à l'œil unique, qui habitent sur les bords du fleuve Ploutôn qui roule de l'or. Garde-toi de les approcher. Aux extrémités de la terre, tu parviendras chez les peuples noirs qui habitent aux sources de Hèlios, là où est le fleuve Aithiopien. Descends ses bords jusqu'à ce que tu arrives à la cataracte où le Néilos répand, des montagnes de Byblos, son eau vénérable et douce à boire. De là, tu gagneras la terre triangulaire du Néilos, où la destinée vous accordera d'habiter, toi, Iô, et ta race. Si mes paroles sont obscures et difficiles à comprendre, rappelle-les-moi, et renseigne-toi. J'ai plus de loisir que je ne voudrais.
Si tu as oublié quelque chose dans le récit de ses courses lamentables, parle. Si tu as tout dit, souviens-toi de répondre à notre demande.
Elle a entendu tout le récit de ses courses errantes. Afin qu'elle sache que mes paroles ne sont pas vaines, je lui dirai ce qu'elle a subi avant d'arriver ici. Je lui donnerai cette preuve de ce que j'ai prédit. Pour éviter une trop grande abondance de paroles, j'en viendrai sans tarder à ses dernières courses errantes.
Tu es parvenue à la terre des Molosses, à la haute Dôdônè, où sont l'oracle et la demeure de Zeus Thesprote, et le chêne fatidique, prodige incroyable! Tu as appris d'eux, très clairement, que tu étais destinée à être l'illustre épouse de Zeus, et leur révélation te souriait. De là, saisie de fureur, tu parvins à la mer, au large détroit de Rhéa. Puis, ta course vagabonde t'en éloigna. Dans l'avenir, sache-le, cette mer sera nommée Ionienne, comme un monument de ton voyage à tous les mortels. Que ces paroles te soient un témoignage de ma prévoyance qui pénètre par-delà ce qui apparaît manifestement. Je dirai le reste à toutes, à vous et à celle-ci. Je retourne à mon premier récit.
Il est une ville, Kanôbos, la dernière de l'Aigyptia, située sur un monceau de terre, à l'embouchure même du Néilos. Là, Zeus, te caressant de la main et t'effleurant à peine, apaisera ton esprit. Tu concevras de Zeus le noir Epaphos qui jouira de toute la terre qu'arrose le Néilos au large cours. Après lui, à la cinquième génération, cinquante de tes filles reviendront contre leur gré dans Argos, pour fuir leurs noces avec leurs cousins. Ceux-ci, emportés par leur désir, tels que des éperviers harcelant des colombes, les poursuivront pour des noces qu'ils auraient dû ne pas rechercher. Et les dieux détruiront leurs corps, et la terre Pélasgienne les recevra, domptés par l'action sanguinaire des femmes, pendant la veillée nocturne, audacieuse et pleine d'embûches. Chaque femme tuera son mari, égorgé de deux coups d'épée. Qu'une telle Kypris soit accordée à mes ennemis! Mais l'amour attendrira une de ces jeunes filles. Elle ne tuera point son mari, hésitant dans son cœur, mais aimant mieux être accusée de faiblesse que de cruauté. Elle enfantera la race des rois d'Argos, et il faudrait de nombreuses paroles pour raconter celle-ci, et c'est d'elle que sortira le courageux et illustre archer qui me délivrera de mes maux. L'antique Titanis Thémis, ma mère, m'a révélé cet oracle. II faudrait un trop long temps pour raconter de quelle façon et en quel lieu ces choses arriveront. Tu ne gagnerais rien à le savoir.
Hélas, hélas! La convulsion me pénètre de nouveau! La démence tourmente mon esprit et l'aiguillon du taon ne pique et me brûle! Mon cœur épouvanté bat ma poitrine. Mes yeux roulent égarés! Je suis arrachée de moi-même! Je ne puis plus parler. Mes cris confus se heurtent aux flots de mon mal terrible!
Strophe.
Certes il était sage celui qui pensa le premier et dit ceci: L'union entre égaux est la meilleure. Qui vit de son travail ne doit rechercher l'alliance, ni des orgueilleux de leurs richesses, ni des orgueilleux de leur naissance.
Antistrophe.
Ô Moires! Puissé-je ne jamais, jamais me voir entrer dans le lit de Zeus, ni jamais m'unir à aucun mari Ouranien! Je suis épouvantée de voir cette vierge ennemie des hommes, Iô, ainsi tourmentée par les courses terribles de Hèra!
Épôde.
Je ne crains rien d'une union entre égaux, mais que je sois préservée de l'amour des dieux tout-puissants et de leur présence fatale! Cette rencontre est invincible, et ce chemin est sans issue. Je ne sais que devenir, ni comment échapper à la volonté de Zeus.
Et pourtant, un jour, Zeus, malgré l'opiniâtreté de son esprit deviendra humble, grâce aux noces qu'il médite et qui le renverseront de la tyrannie. Et, alors, la malédiction s'accomplira que son père Kronos lança, en tombant de son vieux trône. Aucun des dieux, si ce n'est moi, ne peut savoir sûrement comment échapper à ce malheur. Moi, je le sais qu'il siége maintenant dans les hauteurs retentissantes, fier de lancer de ses mains le trait vomissant le feu! Ceci ne l'aidera en rien. Il n'en tombera pas moins, par une ruine irrémédiable. Il se prépare maintenant lui-même un adversaire redoutable, un prodigieux et invincible ennemi qui inventera une flamme plus terrible que la foudre, et dont le retentissement l'emportera sur le tonnerre, et qui brisera la lance de Poseidôn, le trident marin qui ébranle les continents. Zeus, ainsi accablé, saura la distance qu'il y a entre commander et obéir.
Certes, tu parles contre Zeus, comme il te plaît de parler.
Cela me plaît, mais cela arrivera.
Espères-tu donc que quelqu'un commande un jour à Zeus?
Il subira alors de plus horribles douleurs que les miennes.
Comment ne crains-tu pas de prononcer de telles paroles?
Pourquoi craindrais-je? Ma destinée n'est point de mourir.
Mais il t'accablera d'un mal plus horrible.