Promètheus! accouru vers toi, après un long chemin, j'arrive, porté sur cet oiseau rapide que je mène par ma seule volonté et sans frein. Je compatis à ta destinée, sache-le. Je pense que la parenté m'y pousse; mais, en outre, je ne m'intéresse à nul autre plus qu'à toi. Tu sauras que mes paroles sont vraies. Je n'ai point coutume de flatter par des mensonges. Allons! Apprends-moi ce qu'il faut faire pour te secourir. Tu ne diras pas qu'un autre est pour toi un ami plus ferme qu'Okéanos.
Ah! qu'est-ce donc? Toi aussi, tu es venu contempler mon supplice? Comment as-tu osé quitter le fleuve qui porte ton nom, et tes antres accoutumés, aux voûtes de rocher, pour venir sur cette terre, mère du fer? Es-tu venu pour assister à ma destinée, ou pour y compatir? Vois donc! Contemple l'ami de Zeus. Je l'ai aidé à fonder sa tyrannie, et c'est par lui que je subis ces maux!
Je vois, Promètheus, et je veux te conseiller pour le mieux, tout habile que tu es. Connais-toi, conforme-toi aux pensées nouvelles. Il y a un nouveau tyran parmi les dieux. Si tu lances des paroles amères et farouches, Zeus les entendra, bien qu'il soit dans les hauteurs, et loin de toi. Alors sa fureur présente, qui cause tes tourments, ne sera plus qu'un jeu. Ô malheureux! rejette la colère que tu nourris dans ton esprit. Cherche plutôt la fin de tes maux. Je semble te dire des choses hors d'usage. Cependant, Promètheus, tu vois ce que produisent des paroles sans frein. Tu n'es pas humble. Tu ne cèdes pas à la souffrance, et tu veux ajouter d'autres maux à ceux que tu subis. Si tu m'en crois, tu ne lèveras pas le pied contre l'aiguillon. Tu comprendras qu'un monarque sans pitié commande et ne rend compte à personne. Maintenant je te quitterai, et je tenterai de te délivrer de ton supplice. Sois en repos. Ne parle pas trop amèrement. Ne sais-tu pas sûrement, très-sage que tu es, que les paroles téméraires attirent les châtiments?
Je t'envie! Tu es hors de danger, après avoir tout conçu, tout osé avec moi. Maintenant, va! Ne t'inquiète point de ceci, Tu ne persuaderas point Zeus, car il est inexorable. Prends garde toi-même de t'attirer malheur pour être venu ici.
Tu es plus sage pour les autres que pour toi. J'en juge par le fait, non par les paroles. Ne tente pas de me retenir. Je me vante d'obtenir de Zeus qu'il te délivre de ton supplice.
Je te remercie, je ne cesserai jamais de te remercier. Je ne doute pas de ton active bienveillance, mais tu ne réussiras point. Tu souffriras sans me servir. Reste en repos, et à l'écart. Si je suis malheureux, je ne veux pas que le malheur en atteigne d'autres. Non! Je suis assez affligé des souffrances de mon frère Atlas qui, vers les régions de Hespéros, se tient debout, portant sur ses épaules la colonne de l'Ouranos et de la terre, fardeau écrasant! Je contemple aussi, plein de pitié, ce fils de Gaia, habitant des antres Kilikiens, ce monstre guerrier, aux cent têtes, qui terrassait tout de sa force, l'impétueux Typhôn, qui se rebella contre tous les dieux, vomissant le carnage de ses gueules horribles. L'éclair de Gorgô jaillissait, flamboyant, de ses yeux, tandis que, de son assaut violent, il menaçait la tyrannie de Zeus. Mais le trait vigilant, la foudre précipitée et respirant la flamme, se rua sur lui, écrasant ses insolences tumultueuses. Frappé à travers la poitrine et consumé de la foudre, il perdit ses forces, brisé par le tonnerre. Maintenant, son corps gît, inutile et abject, entre les détroits de la mer, écrasé sous les racines de l'Aitna, tandis que Hèphaistos, assis sur les sommets, forge les masses de fer chauffées à blanc. De là, un jour, se précipiteront les fleuves de feu, dévorant de leurs ardentes mâchoires les larges plaines de la féconde Sikélia. Typhôn vomira ainsi sa fureur en un tourbillon de flamme débordante, bien que consumé par la foudre de Zeus. Tu n'es pas inexpérimenté. Tu ne seras pas privé de mes avertissements. Préserve-toi, de quelque façon que ce soit. Pour moi, je subirai ma destinée présente, jusqu'à ce que l'esprit de Zeus cesse d'être irrité.
Promètheus! ne sais-tu pas que les paroles sont les médecins de la colère, cette maladie?
Si toutefois le cœur s'apaise; si on ne heurte pas ainsi le gonflement furieux de l'esprit.
Mais quel danger peut résulter d'un effort, d'une tentative hardie? Dis-le-moi.
Peine très inutile, simplicité stupide.
Laisse-moi courir ce danger. Ne point sembler sage est d'une sagesse très avantageuse.
Ta faute me serait imputée.
Par ce discours, maintenant, tu me chasses.
Prends garde que ta pitié pour moi n'excite la haine contre toi.
Est-ce la haine de celui qui a récemment conquis le trône tout-puissant?
Crains que son cœur s'irrite jamais!
Promètheus! ta destinée sera ma leçon.
Va! hâte-toi! Pense toujours ainsi.
Je me hâte à ta voix. Voici que le quadrupède ailé traverse le large chemin de l'aithèr, plein du désir de se reposer dans l'étable accoutumée.
Strophe I.
Promètheus! Je gémis sur ta destinée déplorable. J'arrose mes joues de larmes qui coulent de mes yeux délicats, comme des sources humides. Zeus, qui a décrété ces maux lamentables, se glorifie de sa puissance dominatrice sur les dieux anciens.
Antistrophe I.
Déjà toute cette région retentit lugubrement. On pleure ton antique gloire et la grandeur de tes frères. Tous ceux qui habitent la terre de la sainte Asia, dans un long gémissement, pleurent avec toi sur tes misères:
Strophe II.
Les habitantes de la terre de Kolkhôs, les Vierges intrépides au combat, et la multitude des Skythes qui hantent, aux extrémités de la terre, le marais Maiotide;
Antistrophe II.
Et la fleur belliqueuse de l'Arabia, et tous ceux qui habitent la citadelle près du Kaukasos, foule guerrière, frémissante de lances aiguës.
Épôde.
J'ai vu un seul autre Titan, avant toi, accablé des mêmes maux et de cet éternel outrage par les dieux, Atlas qui, toujours doué d'une immense vigueur, soutient de ses épaules le lourd pôle Ouranien. Le bouillonnement marin résonne en se heurtant. Le gouffre frémit. Le noir abîme souterrain du Hadès tremble. Les sources des fleuves au cours sacré pleurent sur ce supplice lamentable!
Ne croyez pas que je me taise par mépris ou par insolence; mais je me mords le cœur en pensée, quand je me vois aussi outrageusement torturé. Pourtant, quel autre que moi a distribué leurs honneurs à ces dieux nouveaux? Mais je me tais sur ceci. Je ne vous dirais pas ce que vous savez. Apprenez plutôt les maux qui étaient parmi les vivants, plein d'ignorance autrefois, et que j'ai rendus sages et doués d'intelligence. Non que je leur reproche rien, mais, en parlant de ce que je leur ai donné, je prouve mon amour pour eux.
Au commencement, ils regardaient en vain et ne voyaient pas; ils écoutaient et n'entendaient pas. Pendant un long espace de temps, semblables aux images des songes, ils confondaient aveuglément toutes choses. Ils ne connaissaient ni les maisons faites de briques et exposées au soleil, ni la charpente. Ils habitaient sous terre au fond des ténébreux réduits des antres, comme les fourmis longues et minces. Ils ne savaient rien, ni de l'hiver ni du printemps fleuri, ni de l'été fructueux. Ils vivaient sans penser, jusqu'au jour où je leur enseignai le lever certain des astres et leur coucher irrégulier. Pour eux je trouvai le nombre, la plus ingénieuse des choses, et l'arrangement des lettres, et la mémoire mère des Muses. Le premier, j'unis sous le joug les animaux destinés à servir, afin qu'ils pussent remplacer les hommes dans les plus rudes travaux. Je conduisis au char les chevaux porteurs de freins, ornements des riches. Nul que moi ne trouva ces autres chars des navigateurs, fendant la mer, volant avec des voiles. Malheureux! Après avoir inventé ces choses pour les vivants, je ne trouve rien maintenant pour me délivrer moi-même de mon supplice.