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Je détournai mon regard de l'écran, l'orientai vers mon portable. « Bon… Je vais mettre les gars du SEFTI immédiatement sur le coup, en parallèle à ton travail.

— Laisse-moi sur ta bécane pour que je fouille encore un peu. Je vais t'enregistrer ce qu'il faut sur un CD et tu le transmettras au SEFTI. Autre chose. Tu devrais te faire installer une ligne haut débit sur laquelle pourraient se brancher les ingénieurs du SEFTI. On appelle cela du sniffage : ils surveillent à distance tout ce qui transite sur ta ligne et peuvent ainsi réagir ultra rapidement. Si tu veux, j'en fais la demande et demain, tu as ton modem ADSL installé. J'ai des relations pour accélérer le processus !

— Bonne idée. De toute façon, je comptais en faire poser un. Si tu pouvais t'en occuper, ça m'arrangerait…

— Pas de problème ! »

Son sourire me fit réaliser à quel point l'emprise des affaires criminelles me coupait du reste du monde, un peu comme Dead Alive avec ses macchabées. J'avais dérangé Serpetti tôt dans la matinée, l'avais arraché à ses draps sans même lui demander comment il allait.

« Tu portes sur toi le teint safrané des vacances », me déridai-je, humant l'arôme décapant d'une nouvelle tasse.

« Je rentre d'Italie, hier justement. Tu as eu de la chance de pouvoir me joindre.

— Et Reine de Romance ? Toujours aussi performante ? »

Thomas avala son café bouillant d'une traite, sans ciller.

« Elle est en pension au cercle hippique de Chantilly. Prise en main par John Mohx, la pointure des entraîneurs. On la prépare pour les grandes courses et derbys de l'année prochaine. » Une mimique évocatrice lui étira les lèvres. « Je ne suis plus célibataire, tu sais ? Yennia et moi, on ne se quitte plus. Unis comme Terre et Lune. Je l'ai connue, devine ? Dans un train pour Londres ! Elle est d'origine roumaine, hôtesse de bord dans l'Eurostar Paris-Londres. Il faudrait que tu passes à la ferme nous rendre une petite visite.

— Je n'y manquerai pas…

— Et puis, tu verras mon réseau ferroviaire ! Je suis passé en échelle HO 1/87, celle des pros ! Je m'éclate comme un fou ! Bouge pas ! »

Il se leva, se jeta sur son sac à dos, en sortit une locomotive en laiton Hornby, à la cabine magenta et au chariot noir.

« C'est pour toi, Franck. Une vapeur vive Basset Lowke 1959 ! En parfait état ! Elle m'appartenait, mais elle ne roule plus sur mon nouveau réseau, alors je te l'offre. Je l'ai appelée Poupette. »

Il s'étonna devant mon absence de réaction. La passion du rail qu'il m'avait transmise, comme le reste, m'avait abandonné depuis que le vide, le silence, la douleur régnaient en maîtres dans mon appartement. « Désolé, Thomas, mais je ne suis plus trop dans le coup. Les trains et moi, c'est de l'histoire ancienne pour le moment. Tu sais, je n'ai plus goût à grand-chose.

— Avec Poupette, tout est différent ! Cette loco a quelque chose de magique, tu dois l'essayer ! J'ai déjà rempli le réservoir de butane, pour le brûleur. Tu rajouteras un peu d'eau et d'huile dans le tender et elle est partie pour une heure. Tu verras comme son chant est apaisant, sa compagnie charmante. Elle te remontera le moral dans les moments difficiles… » Il posa le modèle réduit sur le bureau.

« Toujours rien pour Suzanne ? » Il me prit la main comme à un vieux frère.

« Aucune piste, que dalle. Pas la moindre manifestation de l'agresseur. Si seulement je pouvais avoir un signe, un indice qui me dirait si elle est morte ou pas ! Quelle torture que de rester dans le doute, avec la crainte permanente de tomber sur le cadavre de ma femme comme ça, au détour d'un sentier… Mon avenir me fait horriblement peur, tellement dépendant de données qui ne m'appartiennent pas… Mon sort se trouve presque entre les mains de ce salopard qui l'a enlevée…

— Tu sauras la vérité, un jour ou l'autre.

— Je l'espère de tout mon cœur. » Je fis mine de penser à autre chose en esquissant le squelette d'un sourire. « Écoute ! Reste ici, fais de ton mieux avec mon ordinateur. Je dois y aller. Déjeunons ensemble ce midi, si tu veux. Rejoins-moi devant le 36, nous irons au Vert-Galant. Tu n'as pas d'obligations avec ta Yennia ?

— Yennia ? Je tue mes journées à l'attendre ! Elle disparaît le matin pour ne réapparaître que le soir, telle une aurore boréale. OK pour ce midi… Je t'y rejoindrai… » Il se racla la gorge. « Franck… Tu crois que ce pourrait être quoi, ce message caché ? S'il cherche à nous dire quelque chose, pourquoi ne pas le signaler ouvertement ?

— Thomas… Toi qui es riche à millions, pourquoi vas-tu encore au casino sachant que tu risques d'y perdre une fortune ?

— Pour… l'excitation que m'apporte le jeu ?

— Tu as la réponse à ta question… »

*

Mon grand-père avait achevé sa carrière de mineur en tant que porion-chef à la fosse treize de Loos-en-Gohelle. De galibot, il était devenu gueule noire, puis boiseur, rouleur, raccommodeux, porion et donc porion-chef. En général, les boyaux de charbon vous emprisonnaient pour la bonne moitié de votre vie et, si le baiser mortel du grisou vous avait épargné, la silicose, elle, vous laissait sur le carreau. Vous naissiez au fond, vous mouriez au fond, vos enfants mouraient au fond, dans la gueule du monstre. Sauf mon grand-père…

Quinze années lui avaient suffi pour gravir les échelons de la hiérarchie et jamais, de toute sa vie, il ne sollicita la chance ou le hasard. Cet arpenteur de corons connaissait les dates d'anniversaire de tous ses responsables hiérarchiques, les prénoms de leurs femmes, de leurs enfants et aussi la couleur de leurs chiens. Il s'arrangeait pour rencontrer les épouses dans les boulangeries, les estaminets, les blanchisseries, afin d'y vanter les qualités émérites de leurs maris et leurs incroyables aptitudes à diriger les troupes. Aux grandes occasions, même dans les temps les plus durs où le pain et la soupe manquaient, il n'oubliait jamais d'envoyer aux personnes plus riches que lui une bouteille de genièvre. Ainsi, même au travers des reflets translucides et enivrants de l'alcool blanc, ses chefs, inconsciemment, remerciaient ce visage qui leur procurait le plaisir de l'oubli…

Il appelait cela la technique du sacrifice rentable et me répétait souvent : Si tu éveilles en celui à qui tu parles la flamme qui fait briller ses yeux, ce petit quelque chose qui fait vibrer son cœur, alors tu en feras l'un de tes plus chers alliés. Tu n'auras plus deux bras, ni deux jambes, mais quatre, parce qu'il sera toujours à tes côtés quand tu auras besoin de lui.

Plus de cinq cents personnes assistèrent à son enterrement, lorsqu'un cancer généralisé l'emporta en 1978.

Contrairement à lui, je n'avais pas utilisé la technique du sacrifice rentable pour gravir les échelons. Par contre, je l'employais à tour de bras pour m'entourer des gens qu'il fallait, au moment où il le fallait.

Richard Kelly, le juge chargé de l'instruction, avait un penchant tout particulier pour les grands chocolats. Une fine gueule comme il n'en existe qu'une dizaine dans le monde. Si son bureau demeurait aussi impeccable et stérile que l'intérieur d'une morgue, on voyait toujours traîner, dans un coin, une plaque entamée de jivara, manjari ou caraïbe, bijoux de cacao commandés directement aux chocolatiers de renom comme s'il s'agissait de purs diamants. Je m'étais donc muni de guanaja, aux fèves de cacao d'Amérique du Sud, l'un de ses préférés. Je vis avec amusement sa pomme d'Adam bondir quand je posai le trésor en barres sur son bureau.

Je devais jouer serré. Il s'agissait de le convaincre de mettre à la poubelle ce connard de Thornton, ombre de psychologue, pas fichu de faire le profil psychologique d'un poulpe.