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A l'origine, Thornton exerçait dans un cabinet indépendant. Un sacré beau gosse pour ses quarante ans, une plastique d'Apollon aux yeux de biche. Il s'était envoyé tellement de patientes sur le fauteuil de son cabinet qu'il aurait pu recevoir le prix du meilleur étalon aux Hot d'or. Sa clientèle se renflouait sans cesse, de plus en plus dévêtue, de moins en moins malade et ses successeurs avaient dû retrouver des petites culottes jusque sous les coussins de son canapé en cuir. Puis, Thornton, apparemment lassé de la routine du sexe facile, ou l'âge l'ayant rendu moins vigoureux, avait fait jouer l'influence de papa pour nous faire profiter de ses talents d'analyste. Il interrogeait les témoins, les criminels, en tirait des conclusions qui auraient fait sourire les statues de l'île de Pâques.

« Ce crétin à nœud papillon confondrait un terroriste afghan avec une bonne sœur », m'avait balancé Bambi, le patron des mœurs, la première fois qu'il l'avait rencontré, il y avait très, très longtemps, quand il était très, très en colère. L'écarter du circuit restait une affaire délicate, puisque ledit connard à nœud papillon n'était rien moins que le fils du procureur de la République.

Avec Richard Kelly, nous parlâmes un instant de chocolat, puis, tout naturellement, des premiers éléments de l'enquête. Je lui exposai avec concision les réflexions de Sibersky et moi-même sur le caractère peu commun du tueur, sur l'importance apportée aux détails de la mise en scène ; enfin, surtout, je soulignai la totale inexpérience de Thornton dans le domaine du crime à caractère sadique et, d'ailleurs, dans le domaine du crime tout court. Je voulais aller au-devant des faits, anticiper les gestes du tueur, agir en amont et non plus en aval et, pour y parvenir, j'avais besoin d'alliés plutôt que — je pesai mes mots — de boulets à traîner.

Je lui demandai donc de placer sur le dossier Élisabeth Williams, expert judiciaire auprès de la cour d'appel de Paris et psycho-criminologue. Il m'envoya une grimace comme je n'en avais jamais vue, un chef-d'œuvre sur langue, mais, après deux heures de lutte acharnée, lâcha le morceau lorsqu'il goba un carré de guanaja…

« Je laisse quand même Thornton sur le coup », insista-t-il. « On ne peut pas l'évincer comme ça, d'un claquement de doigts. Surtout pour le remplacer par un profiler…

— Pas profiler. Psycho-criminologue.

— C'est pareil. J'espère que vous me donnerez raison de vous avoir fait confiance et que vous ne me ferez pas perdre mon temps.

Je n'avais jamais eu l'occasion de travailler avec un spécialiste du comportement humain. Un vrai, je veux dire, un Thornton à la puissance cent. Les conférences qu'Élisabeth Williams dispensait à l'université Paris II étaient empreintes de magie. Par la force des mots, la pertinence de l'analyse et la rigueur de ses démonstrations, cette spécialiste nous transportait au-devant du tueur, dans les méandres tortueux de son esprit. J'avais décortiqué tous ses livres, sa thèse sur les maladies mentales du criminel, l'avalanche d'articles qu'elle publiait dans la Revue internationale de police scientifique et judiciaire. Je vouais une passion sans limite à ses propos, sa prestance, dans l'anonymat ingrat de l'élève niché au fond de la salle de cours, timide et attentif. Et je rêvais d'appliquer ses grandes idées sur une affaire criminelle d'envergure. Or là, dans cette enquête, j'avais l'intuition d'avoir face à moi un type nouveau de tueur, un animal intelligent, raffiné et démoniaque, maître de ses émotions, décideur universel du destin de ses victimes. Une araignée repliée dans un coin de sa toile, chargée de poison, jaillissant dès que vibrerait l'un des fils de soie.

J'eus honte de penser que, de l'autre côté de la frontière du Bien, dans l'ombre rouge d'une bête à sabots et à cornes, se dissimulait peut-être le genre de tueur que l'on attend toute une carrière à la Crim'…

Affirmer que mon métier ne me plaisait pas serait le pire des mensonges. Je l'aimais autant, et peut-être plus, que ma femme. Ce quotidien tapissé de brouillard de sang, d'éclairs de métal découpant tendons et nerfs, grattant la chair jusqu'à l'os, ces âmes sombres et mystérieuses tourbillonnant dans des pièces ensanglantées, constituaient la moelle profonde de ma vie. Même aux côtés de Suzanne, j'avais pour loisirs des lectures sur les tueurs en série, des visites aux musées de la criminologie et des films à suspense, ceux dans lesquels l'assassin brille par son machiavélisme. Quand on franchit les portes de la Crim', on oublie d'être humain, on devient des Dead Alive, des esclaves condamnés à combattre ce qui ne meurt pas ou renaît de ses cendres. On erre entre deux mondes, entre le commun et l'irréel, entre la chaleur d'un sourire et la pire noirceur terrée en chacun des esprits qui peuplent ces terres…

Je songeai à tout cela et commençai à regretter ce que j'étais devenu. Le manque de l'être aimé me brûlait intérieurement, comme cet alcool que l'on jette dans le ventre des flammes pour les faire rejaillir plus fort encore. Je palpais l'air devant moi et y dessinais des courbes nues, je m'enivrais d'un parfum qui n'existait plus, je percevais des murmures fragiles qui s'évaporaient dès que je tendais l'oreille. Ce matin-là, je redevins, le temps d'une pensée, un homme comme les autres. Le flic n'était pas loin, il me guettait, l'arme au poing, affamé de traque et de poursuite. Je l'aimais autant que je le haïssais.

Reverrai-je un jour le tendre sourire de ma femme ?

Mon portable avait cette incroyable faculté de sonner au mauvais moment de sa petite sonnerie stridente. D'ordinaire, je l'éteignais chaque fois que je mettais — et Dieu seul sait si ces instants faisaient office d'exception — mon travail de côté. Mais, à chaque fois qu'un tueur entrait dans ma vie par la grande porte, je laissais le cellulaire à l'affût d'un appel en permanence, le gardais contre moi comme un fidèle compagnon. Suzanne avait appris à le détester.

S'il vous prenait l'extravagante et ô combien courageuse envie de braquer les caisses d'un restaurant, mieux vaudrait éviter le Vert-Galant. Cette bonne table, à deux pas du 36, fourmille d'inspecteurs en civil, de commissaires, d'officiers de police et de flics en tout genre, accompagnés la plupart du temps de leurs épouses. Une concentration de Colt, Smith & Wesson et Beretta au mètre carré à rendre jaloux un Pablo Escobar. Je me levai de table, m'excusai auprès de Thomas, mon roi en informatique, avant de décrocher. La voix enflammée de Dead Alive embrasa mon combiné.

« On tient du solide, commissaire Sharko. Écoutez-moi bien. L'eau présente dans l'estomac de la femme nous a révélé des choses intéressantes. Tout d'abord, les types du labo y ont découvert des molécules à quarante carbones et de l'acide okadaïque. Ces molécules sont produites par la Dinophysis acuta, une espèce d'algue microscopique qui se développe dans les eaux stagnantes. Plus aucune trace de l'algue elle-même, probablement décomposée par manque d'apports en matières organiques et en ensoleillement… »

Je posai une main sur mon oreille gauche pour m'isoler du bruit ambiant et demandai :

« De quel type d'eau s'agit-il ? Eau de mer, eau douce, marécage ?

— Eau de pluie, en témoigne la présence d'oxyde d'azote.

— Donc de l'eau de pluie en flaques ou en courtes étendues… Combien de temps faut-il à l'algue pour se développer ?

— Trois à quatre jours. Au vu de la prolifération hallucinante de bactéries dont je vous épargnerai les noms, le chimiste suppose que l'eau est restée plusieurs semaines dans un récipient hermétique, genre bocal, avant de se retrouver dans l'estomac.

— Si je comprends bien, l'eau aurait été prélevée dans une flaque il y a un sacré paquet de jours, puis conservée consciencieusement pour être administrée à la victime ? »