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« Commissaire Sharko, police criminelle de Paris. Vous êtes le responsable ? »

Il me toisa avec un air de bête sauvage. « Nan. Le responsable est au fond. Peux voir vot' badge ? »

Je lui plaquai ma carte sous le nez. « Emmenez-moi auprès de lui. »

Il me tendit un casque jaune indien et bava, sans me regarder : « Y s'est passé quelq' chose de grave ? »

Je le bus du regard. « C'est ce que je cherche à découvrir… »

Il cracha un bolide de salive dans la poussière. « Voyez avec le patron, moi, j'm'occupe pas de ça. »

Le gouffre s'ouvrit devant mes yeux comme une gigantesque plaie sanglante. Toutes les nuances de rose s'accrochaient aux parois dans des mouvements de torsions et de cassures. Une cabine de métal, tractée par un système de poulies, nous déposa au fond après une descente vertigineuse. Les minuscules fourmis casquées, telles qu'elles le paraissaient depuis le haut, reprirent leurs formes rondes d'humains. Mon regard s'accrocha aux flaques qui jonchaient le sol poussiéreux. Eaux croupissantes de pluie étoilées de poussière de granit et de petites algues. Une copie conforme de ce qui avait été recueilli dans l'estomac de la victime. Une voix flûtée à l'intérieur de ma tête me dit que je me trouvais sur le bon chemin…

À ma grande déception, le feu nourri de mes questions posées au personnel ne révéla rien de particulier.

Difficile, lorsque l'on ne sait pas ce que l'on veut, d'obtenir des résultats. Un peu comme un chercheur dans une grande pièce vide se disant, qu'est-ce que je vais faire aujourd'hui ? J'espérais peut-être l'évidence, mais madame Évidence avait décidé de rester blottie loin de moi et je devais faire avec.

Le soir tombait déjà, mettant un terme momentané à mon escapade solitaire. Je ne m'en plaignis pas. Les huit heures de trajet m'avaient éreinté le dos, gonflé les yeux comme des bonbonnes de butane et j'éprouvai le besoin puissant de dormir. Je m'installai dans l'hôtel le plus proche et m'abandonnai aux plaines verdoyantes du sommeil, sans que rien, cette fois, réussisse à interférer…

J'en avais plus qu'assez. Deux nouvelles exploitations visitées, deux échecs.

À l'heure de midi, le lendemain, j'engloutis un sandwich au crabe dans une brasserie au bord de la plage et m'attaquai à la dernière carrière à explorer dans les environs de Ploumanac'h, celle de Trégastel. Psychologiquement, je m'étais préparé à retourner à Paris avec le poids de la déception dans les poches…

Lorsqu'on me déposa au fond de la carrière, l'ingénieur des travaux, un grand mince aux traits anguleux, comme décroché de la roche à coups de burin, ne jugea pas nécessaire de venir à ma rencontre. Je m'apprêtai à lui tomber dessus, mais, après un échange de chuchotements et de regards méfiants avec l'un de ses chefs d'équipe, il me fit signe d'approcher.

« Commissaire Sharko, police criminelle de Paris.

— La Crim', ici, dans ce trou au milieu d'un trou ? Que me vaut cet honneur ?

— Pourrait-on discuter ailleurs, on ne s'entend pas parler ! »

À quelques mètres, une pelleteuse à chenilles renversa un moellon de granit sur le sol dans un vacarme assourdissant. Personne ne réagit. Nous étions loin de l'ambiance feutrée des bureaux parisiens.

Nous pénétrâmes dans une cabane à travaux, une boîte de métal froissé, plus poussiéreuse encore qu'un sac d'aspirateur plein. Je préférai rester debout, de crainte de salir mon costume.

« Dites-moi ce que vous voulez, commissaire, et essayons de faire vite, s'il vous plaît. Il me reste une vingtaine de mètres cubes à faire sortir aujourd'hui et les gars sont moins responsables que des palourdes, pour peu qu'on les laisse trop longtemps seuls. »

Je répétai le discours que j'avais déjà tenu la veille et dans la matinée. « J'aimerais savoir si vous n'avez pas constaté d'événements étranges, de faits marquants, de choses sortant de l'ordinaire, dans un espace de temps allant, disons, de mai 2002 à aujourd'hui. »

Il souffla sur le dessus de son casque pour en chasser la poudre de roche. Ma veste s'étoila d'îlots poussiéreux.

« Oups ! Désolé ! » lança-t-il sur un ton presque amusé. « Le costume, ce n'est pas ce qu'il y a de mieux pour se rendre au fond d'une exploitation. »

Je l'assassinai du regard. « Répondez à ma question, s'il vous plaît !

— Non, rien de spécial. Vous savez, ici, vous êtes, pardonnez-moi l'expression, dans le trou du cul du monde. La seule chose que l'on voit de l'extérieur, ce sont les avions au-dessus de nos têtes ou les mouettes chiant sur nos casques.

— Pas de vols, de dégradations ? Pas de comportements suspects parmi vos ouvriers ?

— Rien de tout cela.

— Auriez-vous surpris quelqu'un en train de prélever de l'eau dans les flaques par terre ?

— Mais… Je n'en sais rien ! Dites-moi, pour quelle raison êtes-vous ici ?

— Pour une affaire de meurtre. »

Le masque de la frayeur recouvrit son visage. « Un meurtre ? Dans la région ?

— Sur Paris, mais des indices bien précis m'ont mené ici. »

Je lui posai encore d'autres questions qui ne me menèrent à rien, ce à quoi je m'étais préparé. « Bon… Je suis désolé d'avoir pris de votre temps.

— Il n'y a pas de quoi… »

Il me tendit la main, je la serrai en jetant : « Je vais quand même interroger vos ouvriers pour suivre la procédure. Sait-on jamais. Un détail pourrait leur revenir en mémoire…

— Ils… Ils n'ont pas le temps ! Nous avons des délais serrés. Si vous commencez à tous les interroger, nous allons prendre un retard fou ! Je dois sortir mes vingt mètres cubes avant 18 h 00, vous comprenez ça ?

— Je comprends… Mais ça ne prendra que quelques minutes… »

Au moment où je posai le pied dehors, le mot magique me statufia.

« Attendez… »

Je me tournai vers lui. « Quelque chose vous revient en mémoire ?

— Fermez la porte, s'il vous plaît. »

Je m'exécutai. Ses sourcils broussailleux marquaient une inquiétude franche. « Le seize juillet dernier, Rosance Gad a eu un accident et s'est écrasée au fond de la carrière. Elle a chuté de la face nord, celle par laquelle vous êtes arrivé tout à l'heure. Gad avait été embauchée l'année dernière, en février 2001, comme technicienne informatique, chargée de piloter les machines par ordinateur, des scies circulaires par exemple, pour la découpe des blocs en pavés… »

Connexion intersynaptique. Sécrétion d'adrénaline en masse. Feu brûlant dans tout l'intérieur du corps. Je tenais quelque chose…

« C'est tout de même un sacré détail que vous aviez oublié de me signaler ! Quel genre d'accident ?

— Gad était une sportive chevronnée, mordue de sensations fortes. Si vous observez bien les parois du pan nord, vous y découvrirez des mousquetons et des pitons. Elle remontait par là deux soirs par semaine. Une soixantaine de mètres d'ascension.

— Ce genre de pratique n'est-il pas interdit sur un site en exploitation ? Qu'en pensait l'inspection du travail ?

— Certains de nos hommes sont habilités à travailler sur paroi, là où les bras mécaniques ne peuvent aller. L'escalade, le travail sur pans verticaux, fait partie du métier.

— Gad avait-elle ces autorisations ? Respectait-elle les consignes de sécurité ? Quel matériel utilisait-elle ? »

Il me toisa d'un œil de félin. Un félin qui jouait de la patte face à un grizzli beaucoup plus fort que lui.

« Écoutez, commissaire, on a eu droit à un défilé d'inspecteurs, du travail et de police. Tout était parfaitement en règle. Je leur ai déjà tout raconté, alors, s'il vous plaît, abrégez.