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Je me rappelai les traces de plastique rouge relevées sur les incisives de Martine Prieur. Ce type de gadget aurait pu assurément lui atrophier les glandes salivaires.

« Continuez, je vous prie…

— Dois-je vraiment entrer dans les détails ?

— C'est primordial…

— Quand il l'a vue déballer son matos, il a bien failli prendre ses jambes à son cou et pourtant, il est resté, scotché par ses pulsions, par son envie d'explorer les territoires inconnus du masochisme. »

Il se baissa plus encore, le cou et le dos presque parallèles à la table. « Elle l'a attaché en croix au lit, bras et pieds écartés. Si fort qu'il a senti ses membres s'engourdir et les marques sont restées plus d'une journée autour de ses poignets. Puis elle l'a bâillonné, s'est elle-même déshabillée et s'est mise à jouer avec son sexe, à le masturber. Elle avait chaussé des talons aiguilles et, avec le talon, elle lui a martelé les bourses. Elle lui a aussi versé de la cire brûlante à la base du pénis. Ses jeux cruels ont duré des heures et des heures… »

Il secouait la tête, rattrapé par des images et des éclats de souvenirs blessants. J'avais la certitude que ce type parlait de sa propre expérience.

« Vous savez ce que nous a raconté l'ouvrier ? » continua-t-il en considérant avec insistance mon alliance.

Des perles de sueur vinrent s'emprisonner dans la pépinière de ses sourcils. Je me contentai d'envoyer sur un ton inquisiteur : « Dites-moi…

— Il a avoué qu'au travers de la douleur, il n'avait jamais ressenti une telle jouissance, un sentiment d'exultation abominable, quelque chose qui le poussait à vouloir toujours plus… Il a pris son pied comme jamais avec… le démon… sans qu'il y ait le moindre rapport sexuel ! Il a atteint, raconte-t-il, l'orgasme, gonflé par le manque, l'insatisfaction, les assauts répétés des pointes de douleur… »

Le manque… Le manque de rapport sexuel avait causé l'orgasme…

« Et elle, Gad, prenait-elle autant de plaisir ?

— Elle jouissait à chaque fois qu'elle le torturait… »

Une recherche du plaisir par le culte de la souffrance, voilà ce qui liait le tueur et Gad. Une envie écœurante d'aller au-delà des tabous, de briser les règles de la tolérance à la douleur. Une manière de toucher l'exaltation suprême en faisant abstraction du sexe. Ce qui expliquait que Prieur n'avait pas été violée. Je demandai : « Combien d'hommes sont passés entre ses mains ? »

Il s'étrangla avec une gorgée de cidre. Une rafale de postillons s'écrasa sur la table. « La curiosité est un poison, tout comme la recherche de chair et de plaisir. Qu'y a-t-il de plus excitant que de braver les interdits, d'aller là où personne ne va ? » Il désigna mon alliance. « Parlez-moi franchement, commissaire. Vous êtes marié. Pourquoi la Criminelle ? Qu'est-ce qui vous pousse à remuer tout ce qu'il y a de plus noir en notre monde, à traquer le mal, à vivre dans le sang et la terreur ? »

Je me sentis aussi mal à l'aise que lui. Dans un échange de bons procédés, je me devais de lui répondre avec franchise. « Pour vaincre la routine, m'éjecter du terrain plat qui guide notre vie jusqu'à la mort sans une seule bosse, sans le moindre creux. Oui, j'aime la traque, le sang et l'odeur d'un assassin. Enfin, une partie de moi l'aime, et c'est certainement la plus mauvaise, mais c'est aussi la plus forte, celle qui prend le dessus, comme le jumeau dominant dans le ventre maternel… »

Un drôle de sourire lui écarta les lèvres. « Je vois qu'on se comprend, commissaire. Nous sommes tous pareils, parce que nous sommes tout simplement humains… Oui, plus de la moitié des hommes ont expérimenté ses trouvailles…

— Vous y compris ? »

La main qu'il se passa sur le front lui ferma les yeux. « Oui…

— D'où croyez-vous que cette fille tenait son savoir sur les techniques sadomasos ? Parlait-elle lorsqu'elle se trouvait en votre compagnie ? Lisait-elle des revues spéciales ? Côtoyait-elle des gens du milieu ?

— Tout ce qu'elle pouvait déblatérer pendant les jeux SM, n'était qu'un chapelet d'injures et de mépris. Personne ne connaissait rien de sa vie, autre que ce qu'elle voulait bien nous livrer… C'était une sale pute ! Une putain de salope ! »

Je m'accoudai à la table. « Écoutez. Il faut que j'en sache plus à son sujet. Peut-être que vos ouvriers connaissent des faits que vous ignorez et qui peuvent être importants pour mon enquête. Je vais aller les interroger, au risque de déterrer de vieux fantômes.

— Ne remuez pas la merde, commissaire, je vous en prie. Chacun d'entre nous souhaite oublier cette fille. Laissez les gars en dehors de ça.

— Pourquoi les couvrez-vous ainsi ? »

Il se plaqua au fond de la banquette, la nuque posée sur le rebord et les yeux limite vitreux dirigés au plafond. « Parce qu'ils n'ont jamais eu d'histoire avec elle. Il n'y a eu que moi… Moi et moi seul… » Il se tut, puis ajouta : « Vous devriez aller voir ses parents. Ils vous en apprendront plus sur elle… Je vous ai dit tout ce que je savais… »

*

Le père de Rosance Gad n'était pas le genre de type à croiser le soir au détour d'une rue un peu trop sombre.

Quand il m'ouvrit, le globe du ventre à l'air et les poils du torse luisants, il serrait dans la main une machette ensanglantée et j'entendais, jaillissant de l'arrière-cour, les gloussements désespérés des volatiles pris de terreur. Le type mesurait au minimum un mètre quatre-vingt-dix et l'instrument tranchant paraissait bien ridicule dans sa main de la taille d'une bûche.

« C'est une heure pour déranger les gens ? » me balança-t-il au visage en essaimant ses postillons sur mon costume. Il puait le calvados artisanal, cette espèce d'alcool à brûler sorti des entrailles d'un vieil alambic rouillé.

« Je suis le commissaire Sharko. J'ai quelques questions à vous poser, à propos de votre fille.

— Ma fille ? Elle est morte. Qu'est-ce que vous lui voulez ?

— Je peux entrer ? Et je serais extrêmement rassuré si vous posiez votre machette… »

Il se mit à rire comme un ogre, une main sur l'estomac.

« Ah ouais, la machette ! C'est pour les poules. C'est ce soir qu'elles passent à la casserole ! »

Il s'écarta et me laissa pénétrer dans ce qu'il aurait été déplacé, voire outrageant, d'appeler une maison. Même à grand renfort de Kârcher industriel, se lancer dans le nettoyage du carrelage aurait relevé de la folie. Quant à la tapisserie, elle rappelait, en moins neuf, les lambeaux de rubans autour des momies.

« J'aimerais savoir, monsieur Gad, comment votre fille occupait son temps libre et ses soirées. »

Il s'envoya une rasade de tord-boyau. « Z'en voulez ?

— Non, merci, possible que je reprenne la route bientôt…

— Ah ouais, vous êtes flic, j'oubliais… Jamais d'alcool, c'est bien ça ? Savez pas c'que vous perdez. Mon père disait qu'il valait mieux la compagnie d'une bonne bouteille que celle d'une femme. Parce que la bouteille, elle, elle se plaint jamais… Pas comme les grosses… »

Nouvelle gorgée. « Rosance n'était pas souvent ici. Je la voyais jamais le soir, parce que moi, je travaille de nuit. Et les week-ends, elle partait sur Paris. Elle cramait la moitié de sa paie là-bas et dans le TGV.

— Que faisait-elle sur Paris ?

— J'en sais fichtre rien, ce qu'elle foutait là-bas. Elle voulait jamais en parler. Vous savez, moi, j'suis assez libéral. À la mort de ma femme, c'est moi qui m'suis occupé de la p'tite. J'ai fait c'que j'ai pu, mais j'ai pas ça dans les tripes, moi, vous savez, les choses maternelles, les bonnes manières et tout le tintouin. J'ia laissais faire c'qu'elle voulait, tant qu'elle gagnait sa croûte… Mais j'suppose que vous êtes là parce qu'elle avait fait des conneries sur Paris, non ?