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Je demandai d'attendre avant d'inhumer le corps, le temps d'un coup de fil. J'avais prévenu Thomas Serpetti de la possibilité d'un appel la veille au soir.

Il décrocha au bout de la deuxième sonnerie et me lança : « Je suis prêt. Donne-moi le code. »

Je lui dictai les cinq lettres et le chiffre constituant un terme dont je n'avais, pour le moment, pas saisi la signification. « Alors, raconte-moi ! » m'impatientai-je.

« Bon sang, ça passe ! Le logiciel recherche maintenant le bon algorithme de déchiffrement… AES-Rijndael, Blowfish, Twofish… Il y en a pour une petite heure, je pense. La liste des différents algorithmes est assez importante. Je te rappelle dès que c'est terminé ! Que penses-tu que l'on va découvrir derrière ? — Quelque chose qui me fait peur, Thomas… »

Chapitre quatre

Le bureau du chef de la Crim', dans son assemblage de linoléum défraîchi, de meubles surannés et de rideaux passés, portait dans sa moelle de bois la prestance d'un lieu culte, ancien et précieux, où l'austérité aiguise les sens au point de révéler l'inattendu. Des frottures du chêne, des auréoles de café qui persillaient l'immense table de réunion, au centre de la pièce, grésillaient les voix diaphanes, mélancoliques, des grands enquêteurs qui s'étaient succédé dans l'anonymat.

J'installai le rétroprojecteur, mains moites et lèvres pincées, tandis qu'un public anxieux prenait place autour de la table. Les lieutenants Sibersky et Crombez, Martin Leclerc mon divisionnaire, trois autres OPJ de la Crim', Van de Veld le légiste, deux techniciens du SEFTI et une dizaine d'inspecteurs. Une concentration d'intelligences, de réflexion, un assemblage de personnalités vouées à une cause unique, hormis le cheveu sur la soupe, le psy Thornton.

Élisabeth Williams, la psycho-criminologue, arriva et s'installa face à moi. Brushing laqué, deux-pièces rayé, visage fermé. Une façade d'église.

Nous nous apprêtions à plonger dans l'univers du tueur, dans ce monde embrasé par le vice, un terrain marécageux débordant de pourriture et de furie.

Lorsque Sibersky tira les rideaux, j'appuyai sur le bouton du rétroprojecteur.

Un cône éblouissant de lumière blanche projeta sur un écran perlé la photo d'une femme. L'explosion vive de douleur qui ressortait de chaque grain du cliché, creusa les fossettes, troua les bouches, plissa les traits en racines noueuses de stupeur.

J'essayai de donner de la consistance à ma voix. « Dans l'e-mail que j'ai reçu durant la nuit du premier meurtre, il y a six jours, se trouvaient cachées deux photos, à l'aide d'un procédé appelé stéganographie. L'une d'elles a été tirée de face, et l'autre, celle-ci, de dos. Le tueur nous livre sa prochaine victime… »

Le cliché révélait une femme de dos, agenouillée nue sur un sol de béton. Une pellicule de chair pas plus épaisse que du tulle cachait à peine le serpent annelé de sa colonne vertébrale. Ses omoplates devenus couperets tendaient la peau à la faire craquer, et le réseau complexe de nœuds et de cordages qui entravait le corps, semblait se dresser comme un dernier rempart à sa dislocation.

« Des pointes de bois de différentes tailles ont été plantées à divers endroits du dos, avec des inclinaisons et des degrés de profondeur variables. L'extrême maigreur de cette fille est due à une sous-alimentation évidente, voire une absence totale de nourriture, probablement depuis plusieurs jours. Pas de traces apparentes d'urine ou d'excréments sur le sol, ce qui indique que son ravisseur veille à ce qu'elle reste propre… »

Oreilles dressées, regards tendus, fronts luisants. L'assemblée décontenancée s'accrochait à chacun de mes mots comme un breuvage salvateur. Le légiste perça le silence. « Le teint de la peau laisse présumer qu'elle est encore vivante, n'est-ce pas ? »

Je chargeai la seconde photo sur l'écran de l'ordinateur portable. Un cri mort, comme un râle, s'échappa des lèvres de Thornton. L'un des inspecteurs sortit dans l'urgence, l'estomac révulsé.

Le visage de la fille exprimait un degré de souffrance palpable, un instantané de douleur arraché au présent, fixé pour l'éternité sur le papier et dans les pensées de chacune des personnes ici présentes. Deux clous lui perforaient la pointe des seins, mariant la chair et le bois d'une solide table dans une étreinte sanglante. Un arc de métal, en forme de fer à cheval, pénétrait dans sa bouche pour la maintenir ouverte et deux mâchoires d'acier lui écrasaient les tempes de manière à lui interdire un quelconque mouvement latéral de la tête. Face à chacun de ses yeux, dardait un pic aiguisé au mouvement longitudinal réglable par des vis papillon.

« Oui, à voir l'expression de ce visage, il n'y a aucun doute qu'elle était vivante au moment de la photo. Mais l'est-elle toujours aujourd'hui ? Si oui, alors cela signifie que celui qui a tué Martine Prieur s'occupait de cette femme-là en parallèle… »

Je pointai un faisceau laser au centre du cliché, appliqué dans les pénibles explications que je me forçais à donner. Mes propres mots me glacèrent le sang. « L'engin qui lui immobilise la tête est un appareil stéréotaxique, utilisé par les laboratoires de vivisection dans le but de réaliser des expériences sur les animaux. »

Je basculai sur la première photo en enfonçant la touche Page up du clavier. « La pièce semble assez vaste, très sombre. Il doit s'agir d'une cave ou d'un local privé de fenêtres. Un lieu isolé où il peut agir en toute sécurité, sans crainte d'attirer l'attention. » Élisabeth Williams prenait des notes sur un petit carnet à la couverture de cuir. Le maître qui écoutait l'élève.

« Avez-vous la moindre idée de l'endroit où elle pourrait se trouver, d'après ce que vous avez pu apprendre en Bretagne ? » me demanda le divisionnaire en battant du stylo sur la table.

« Absolument pas. La seule chose que je sais, c'est que le tueur nous donne ces photos comme une récompense à nos investigations. Nous avons découvert le code, il nous autorise à pénétrer dans son intimité. A ce niveau, il y a deux solutions ; ou la scène du crime dissimule un autre indice qui mène à cette femme, ou l'assassin se joue de nous, purement et simplement. Qu'en pensez-vous, mademoiselle Williams ? »

Elle posa son carnet sur la table ainsi que sa paire de lunettes. « Je vous laisse terminer, monsieur Sharko. Mais vos conclusions me paraissent intéressantes.

— Hum… Très bien. J'ai demandé le concours du SRPJ de Nantes pour l'ouverture d'une enquête sur Rosance Gad. Cette fille entretenait, d'une manière ou d'une autre, une relation physique ou morale avec le tueur. Elle est le maillon qui peut nous rapprocher de lui.

— Le tueur aurait pris le risque de nous entraîner sur un terrain qui nous permettrait de le coincer ? » harponna le divisionnaire d'un ton dubitatif.

« Non, je ne pense pas qu'il se soit ouvert à une telle fantaisie. Cette fille a eu peut-être des relations sados avec lui sans jamais connaître son identité. La chambre de Rosance Gad a été visitée, j'en ai la conviction. Et tous les indices semblent disparus. En particulier, les données de l'ordinateur ont été effacées, comme chez Prieur. Donc aucune trace évidente…

— Pourquoi efface-t-il les disques durs ?

— Je n'en sais rien. Peut-être connaissait-il ces filles depuis Internet ? A creuser… »

J'éteignis le rétroprojecteur. « J'ai terminé. À vous, mademoiselle Williams.

— Euh… Oui, j'arrive. » Elle chaussa ses lunettes et s'éclaircit la voix avant de s'élancer dans son monologue.

« Tout d'abord, messieurs, je ne suis pas magicienne, ni voyante. Je ne sors pas non plus d'une série télévisée, armée de dons surnaturels. Ne vous attendez donc pas à ce que je vous donne un portrait-robot de l'assassin qu'il suffirait d'accrocher sur les pare-brise de vos voitures ou à la boucherie du coin… » Des étirements de lèvres, bribes de sourires, délièrent les nerfs. Le divisionnaire Leclerc envoya un coup de coude dans les flancs de Sibersky, d'un air de dire et en plus elle est comique ! Williams laissa le calme s'approprier les lieux, avant de continuer. « J'ai dressé un bilan exhaustif des rapports, des témoignages et des photos qui sont passés entre mes mains. Je ne parlerai que superficiellement de la lettre envoyée au commissaire Sharko, l'analyse méticuleuse de son contenu me prendra un peu plus de temps. D'ordinaire, il me faut plus d'une semaine pour dresser un premier état des lieux, alors, messieurs, soyez indulgents… Monsieur Sharko a tiré des conclusions très pertinentes de la scène du crime. A l'évidence, le tueur souhaitait que nous retrouvions Martine Prieur le plus rapidement possible, d'où, entre autres, la porte laissée ouverte. Ce qui peut nous amener à penser que la femme sur les photographies, exposées par monsieur Sharko, est toujours vivante. Parce que, dans le cas contraire, l'assassin aurait cherché à se manifester et à nous montrer… son trophée. »