« Nous avons quelques questions à vous poser », fis-je en m'approchant de lui.
« Je sais. Faites, mais vite ! J'ai beaucoup de travail », grinça-t-il avec un air d'homme agacé.
Je m'installai en face de lui sur une chaise à roulettes. Sibersky, tendu comme un nerf de bœuf, préféra la position verticale.
« Il y a cinq mois, le sept mai plus précisément, vous avez commandé chez la société Radionics deux appareils stéréotaxiques, des tables et boîtes de contention, des… attendez, je sors mes notes… canules de collision, une chaise Ziegler et divers matériels aux noms tout aussi charmants, suite à une action menée par le FLA. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
— Le Front de Libération des Animaux… Les salauds… » Il mima un geste de basketteur, propulsant une boulette de papier à dix centimètres d'une corbeille, puis échangea avec mon lieutenant un regard qui aurait foudroyé un paratonnerre. « Ils sont intervenus dans la nuit du premier mai. Nous avons porté plainte pour vol et dégradation au commissariat de Vernon. Vous pourriez peut-être vous rapprocher d'eux ?
— Dites-nous-en un peu plus sur le FLA…
— Au départ, le mouvement est anglais ; il a fait son apparition en France voilà un an. Un commando antivivisection composé d'hommes peu violents mais organisés. Ne cherchez pas là-dedans des fous de guerre ou des adeptes de l'ultraviolence. La plupart d'entre eux ne mangent pas de viande, nagent avec les dauphins ou élèvent des animaux. Mais ces empoisonneurs nous pourrissent l'existence ! »
Les rayons du soleil entraient souillés par la large vitre fumée qui éventrait le mur ouest, tel un gigantesque pan d'observation. La vie lumineuse de l'extérieur semblait, elle aussi, refoulée aux portes de ce blockhaus, ne laissant place qu'à des dégradés de sombre sur des visages taciturnes.
« Ils vous ont donc volé tout ce matériel », repris-je.
« Non. Juste démoli, au point que nous ne pouvions quasiment plus l'utiliser. Vous savez, nos flacons supportent assez mal les coups de batte de base-bail. Seuls quelques instruments avaient disparu. »
Sibersky se décolla du mur du fond. « Quels instruments ? »
Le directeur tendit un regard de vipère en direction du lieutenant. Les deux hommes s'étripaient des yeux. Le nazi répondit : « Un appareil stéréotaxique et du petit matériel, des scies électriques, des bandages, des pansements, des antiseptiques, des anesthésiques, notamment de la kétamine… »
Le lieutenant me pressa l'épaule. Je perçus le poids de la crispation à l'extrémité de ses doigts. Le directeur se dirigea vers la baie et toisa le ciel rendu sépia par le teint de la vitre. Sa main s'ouvrait et se fermait dans son dos comme un cœur battant. Je constatai à voix haute : « Quelque chose semble vous troubler, monsieur le directeur…
— Savez-vous que les assurances nous obligent à filmer de jour comme de nuit les laboratoires ? Nous sommes tenus de garder les cassettes un an et six mois, après quoi nous avons l'autorisation de les effacer ou les détruire.
— Cela signifie que vous possédez l'enregistrement vidéo de cette fameuse nuit ?
— En partie, jusqu'au vol. D'ordinaire, les membres du FLA ne touchent jamais aux caméras. Ils préfèrent que nous profitions pleinement de leurs… comment dire… élans de bravoure… Mais apparemment, une ou plusieurs personnes sont revenues sur les lieux peu de temps après le départ des troupes. Elles ont brisé les caméras, puis ont embarqué du matériel… Je me suis toujours demandé ce qu'elles pourraient bien faire d'un appareil stéréotaxique… »
J'envoyai une œillade discrète à mon collègue. « Peut-on visionner ce film ? »
L'Adolphe au pan de cheveux plaqué au front se tourna vers nous. « Vous êtes bien conscients que vous abusez de ma générosité, j'espère ?
— Je suppose que vous y trouvez votre intérêt. Si nous mettons la main sur cette organisation, vous vous voyez débarrassé d'un fléau. Je me trompe ?
— Hum. Allons-y… »
Il appuya sur un bouton. « Je pars en salle de visio II. Qu'on ne me dérange pas ! »
Il nous invita à le suivre. A nouveau ces couloirs vides, comme creusés sous la terre. Géométries strictes, perspectives infinies. En passant devant une porte ouverte, je perçus les gémissements d'un chien. Mais des gémissements faibles et très lents, une plainte langoureuse à l'intensité émotionnelle telle qu'elle s'infiltrait en moi et me bouleversait. Il y avait dans cette complainte ce quelque chose d'universel, qui, malgré la barrière de la langue ou de l'espèce, vous fait ressentir avec acuité la souffrance d'autrui. Le beagle gisait là, sur une table en aluminium, allongé sur le dos. Les pattes attachées en croix essayaient, dans des mouvements incroyables de torsion arrachant la peau et les chairs, de se libérer des lanières. Avant que je ne pusse m'enquérir davantage, le directeur se glissa devant nous et claqua la porte d'un geste sec.
« C'est droit devant vous ! Continuez, s'il vous plaît ! »
L'image de la femme torturée me revint en tête. Nous arrivâmes à destination. Nous devions évoluer sous la surface du sol, n'ayant cessé de descendre des volées et des volées de marches.
Comme dans un abri antiatomique…
Ô vision divine ! Une petite plante grasse, fausse bien entendu, tentait d'arracher à la tristesse de la salle un soubresaut de gaieté. Le directeur ouvrit l'armoire étiquetée Premier semestre 2002. Il choisit méticuleusement la cassette adéquate et l'introduisit dans un magnétoscope.
L'intervention du FLA se révéla brève et fracassante. Comme si l'on avait lâché une équipe de footballeurs américains surexcités dans une cristallerie. Les individus masqués, coordonnés à la perfection, avaient commencé par libérer les chiens, les chats, puis les lapins et les souris, et la horde des animaux s'était ruée d'un bloc poilu dans les couloirs, telle une arche de Noé en perdition. Dans le bordel général, la pièce avait été réduite, sous les assauts répétés des battes de base-bail, en une bouillie de verre pilé, un amoncellement de débris laminés par la rage.
L'ouragan avait duré quatre minutes trente secondes. Puis, trois minutes plus tard, des coups sur les objectifs des différentes caméras mettaient un terme au film.
« Voilà le travail », jeta le directeur en pressant le bouton stop de la télécommande. « Intéressant, n'est-ce pas ?
— Vous avez remis une copie de ce film au commissariat de Vernon ?
— En effet. Ce film et ceux des autres caméras, qui présentent la scène sous des angles différents. Mais vos collègues ne semblent pas très actifs en ce qui concerne les recherches… Disons que leurs préoccupations paraissent ailleurs. »
Nous remontions lentement les escaliers lorsque je ressentis comme une onde à l'intérieur de ma tête. Des hurlements de chiens… J'entendais des hurlements de chiens. Je glissai à l'oreille de Sibersky, alors que le directeur marchait devant nous : « Tu entends des chiens hurler ?
— Oui… C'est très léger, mais je les entends… C'est dégueulasse… »
Des sons aigus, déchirants, des plaintes désespérées montaient désormais de façon plus intense. On torturait des chiens, on réalisait des expériences sur eux… Réaliser des expériences… Je fis un brusque rapprochement qui me poussa à demander au directeur : « Dites-moi, y a-t-il une SPA dans le coin ? »