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— Bien m'dame », rétorqua-t-il en grimaçant. « Si on peut plus s'amuser ! »

La patronne s'appuya sur le comptoir, bombes mammaires bien en évidence. « Non, je ne vois pas, mon chou », dit-elle en mimant la réflexion. « Pas de zone industrielle dans le coin. Ici, c'est la pure campagne.

— Et aux alentours de Lommoye, ou de Bréval ?

— Non, non… »

Barbe-à-Mousse intervint, des flambeaux dans les yeux. « Moi, j'sais ! Les Hurleurs… Wooouh ! Wooouh ! Pourquoi tu lui parles pas des Hurleurs ?

— Il a parlé d'entrepôts ! » grogna la femme d'une voix autoritaire. « Pas d'abattoirs.

— Nan », balança Pilier droit. « Il a dit : des endroits où plus personne ne met les pieds depuis plusieurs mois.

— Un abattoir, vous dites ? » intervins-je.

Barbe-à-Mousse liquida son verre, imprégna sa barbe d'une coulée de bière et répondit : « Ouais. Les Hurleurs… On dit que le bâtiment est hanté et que toutes les nuits, on y entend des animaux hurler… Moi, j'ai jamais vérifié… Mais Gus, lui, il est déjà allé dedans ! Hein, Gus, raconte ! »

Le joueur de fléchettes se contenta de lever une main. « Non… Pas envie… J'ai rien à dire…

— C'est parce qu'il a les chocottes ! » frémit la propriétaire. « Vous allez vraiment vous rendre dans ce trou ?

— En effet… Dès que vous m'aurez donné l'adresse… »

*

Les lueurs essoufflées de la ville ne laissaient plus paraître qu'une aurore diffuse, étalée au ras des longues étendues rectangulaires des champs. De plus en plus, l'obscurité s'immisçait dans les interstices feuillus des arbres, coulait lentement sur la tôle de mon véhicule, voilait parfois la lumière oblique de mes phares de ses fins serpents de brume. Devant, plus au nord, le halo orangé de Pacy-sur-Eure écaillait l'horizon à la manière d'un coucher de soleil flamboyant. Comme me l'avait indiqué Barbe-à-Mousse, je trouvai, après le croisement de deux départementales, la communale Cl5 que j'empruntai sur trois kilomètres, avant de m'engager sur une route moins large, signalisée comme impasse. Une vieille grille rouillée, fermée de plusieurs cadenas, se découpa dans le pinceau de mes feux. Je me garai sur le bas-côté, enfonçai les roues de la berline au cœur d'une végétation de jardin sale et, une fois le contact coupé, m'emparai de la lourde lampe-torche et de mon Glock 21. Le rail des puissants lampadaires qui encadraient l'autoroute Al3, à quelques encablures du bâtiment, dressait un portrait sépia, tout en jeu d'ombres, de l'endroit de désolation aux larges allées vides envahies d'une friche abondante d'orties et d'herbes sauvages. Sous mes pieds, l'eau stagnante abandonnée par les pluies de la semaine dernière, croupissait en flaques peu profondes, nuancées par le gris mercure des reflets de la lune. Je me glissai dans l'un des nombreux trous éventant le grillage, comme avaient dû le faire, malgré les risques de poursuites clairement signalés, des dizaines de curieux avides de toucher du doigt la matérialisation sanglante de leurs terreurs.

Le bloc massif du bâtiment de brique, d'acier et de catelles, ombre dans l'ombre, s'étirait sur l'étendue craquelée de l'asphalte noir, tel un paquebot en perdition au milieu d'un océan de solitude. Quelque chose, un mélange subtil d'angoisse et de peurs d'enfant, de souvenirs resurgis du néant, forma une boule dans ma gorge, ralentit subtilement ma progression, me délesta de mon assurance. J'hésitai à appeler l'officier de garde à la brigade, à déranger Sibersky pour qu'il me rejoignît, mais trop de doutes m'assaillaient encore. Je décidai de faire un premier tour d'inspection en solo…

Je longeai les enclos d'attente avant l'abattage et les aires d'étourdissement, la main serrée sur la crosse de mon arme, le corps noyé dans la pénombre des tubulures de métal inoxydable et des cloisons hermétiques.

Un froid intense chuintait des briques, un courant à peine perceptible qui rappelait le murmure d'un mourant. J'entendis le souffle saccadé des voitures qui filaient sur l'autoroute et, en un sens, cette façon de rompre ce calme polaire, cette coulée de silence, me rassura. Un cirrus effilé en forme de couteau voila la lune, fit danser des ombres sur les tôles froissées des toits dans un ballet déchirant.

L'endroit avait tout d'un cauchemar vivant, répugnant de puanteur suggérée…

La façade du bâtiment ne révéla aucune entrée praticable, une épaisseur de soudure à arc solidarisait chaque porte à son châssis, rendant l'intrusion impossible. Sur le côté, fort heureusement, une myriade de brèches, provoquées par des coups de masse ou de clés à molette, trouaient les volets roulants des aires de déchargement et me permirent, au prix d'une contorsion douloureuse, de me faufiler dans l'œil noir. S'ouvrirent à moi les portes scellées de l'inconnu…

Dès lors, je me guidai au seul pinceau pâle et cru soufflé par la Maglite. Je sentis les artères de mon cou gonfler sous l'afflux de pression sanguine, devinant les manifestations cyniques de la peur à la sueur qui m'enduisait le front. La pièce dans laquelle j'évoluais me parut immense, si creuse et vide que mes pas claquèrent vers des confins de noirceur que je ne discernais pas. La faune des ténèbres, ces ouvriers du désespoir, œuvrait avec acharnement dans l'anonymat de la nuit et de l'isolement. Des araignées tendaient leurs toiles, des mites agitaient leurs membranes en d'inquiétants frémissements et j'aperçus même un rat transpercer le faisceau jaune de ma lampe, courir sur une poutre branlante et se glisser entre les pales immobiles d'un ventilateur dont la taille dépassait mon imagination.

Je marchai sur des débris de verre, chevauchai des palettes de bois mort, longeai des mangeoires et des abreuvoirs gercés de pourriture avant de palper un rail de saignée qui, suivant toute logique, devait me mener dans le poumon rouge de la salle d'abattage. L'enfer du règne animal puait la tripe et l'abandon…

Je me faufilai, dos voûté, sous une porte basse barrée de lanières de caoutchouc noir, là où, quelques années auparavant, s'entassaient dans un calme électrique les bêtes paniquées, offertes aux appétits insatiables de la Mort. Le béton pisseux des murs laissa place aux catelles couleur dent gâtée, du sol au plafond, de l'arrière vers l'avant. L'atroce confinement de ce corridor aux allures de coupe-gorge me fit presser mon arme avec la vigueur d'un soldat.

Au ras de ma tête, des néons éclatés, dont les fines particules de verre tapissaient le sol comme une couche de neige croûteuse. Je progressai avec prudence, l'oreille attentive aux soubresauts des tuyaux craquants, à la course invisible de petits animaux qui me hérissaient tous les poils. Le rail me jeta dans une pièce gigantesque, aux murs si lointains que le pinceau de ma torche s'épuisa presque avant de les atteindre.

Des dizaines de boxes d'étourdissement, alignés de part et d'autre du rail de saignée, croupissaient dans l'obscurité, comme des employés de l'ombre parés à reprendre le cours de leur macabre mission. Je balayai avec ma torche toutes les directions, le regard aux aguets. La fraîcheur rouge de la viande congelée n'avait jamais quitté cet endroit humide, caverneux, effrayant dans sa monochromie blessante. Les tubes d'aération et d'évacuation me décochèrent des reflets bleutés sous les assauts photoniques, tels des clins d'œil mortels. Plus j'avançais au hasard de mes intuitions, plus la salle s'étendait, comme écartelée. Je devinais, là, juste devant moi, les carcasses du passé, suspendues, éviscérées puis sciées en deux du groin à la queue. J'imaginais ces saigneurs en blouses maculées de glaires, de sang, d'acide stomacal, plonger les bêtes dans les bacs d'échaudage, les ébouillanter jusqu'à ce qu'elles en ressortissent nues comme au jour de leur naissance, je flairais ces odeurs de têtes de porcs entassées par kilos dans les salles d'habillage et de désossement, puis broyées jusqu'à être réduites à l'état de jus de cadavres. Le parvis de la peur me déployait son tapis rouge ; j'évoluais dans la machinerie parfaitement huilée d'une bête démoniaque, une entreprise assassine dont le cœur battait encore…