Je retirai le bout des doigts, mais la tête chancela, à peine retenue au corps par la charpente délabrée du cou. Le choix qui m'incombait me répugna. « Écoutez, je vais revenir. Il faut une ambulance. Je vais vous bloquer la tête avec l'appareil, sans serrer trop fort. »
Ses yeux chassieux montèrent vers moi. J'y déchiffrai l'exécration, l'envie de mourir surpassant celle de vivre. Elle me suppliait sans parler de rester auprès d'elle, de lui réchauffer le cœur d'une manière ou d'une autre. Déchiré intérieurement, je serrai l'étau d'une seule main, toujours en soutenant la tête presque démantelée de son totem de chair. Pourquoi cette escapade solitaire ? Quelles saugrenues prétentions m'avaient empêché d'appeler les renforts bien avant, dès que le doute m'avait traversé l'esprit ?
« Je reviens, je vous le promets ! Je vais sortir, remonter pour téléphoner, avec ceci », lui montrant mon portable, « les secours arriveront, on va vous libérer, vous m'entendez ? Vous libérer ! Tenez bon. Je vous en supplie, tenez bon ! »
Je glissai des doigts tremblants dans sa chevelure rance sans soutenir son regard et m'enfuis, me ruant dans le corridor, le souffle court, suffocant, téléphone et revolver pressés contre moi comme les derniers biens d'un naufragé. Il fallait que je la sauve pour me sauver moi-même. Rien d'autre ne comptait, à présent : la sauver ! Qu'elle vive !
Je m'aventurai dans le tunnel avec prudence. Ma voiture garée devant l'entrée, le roulement du coup de feu dans la gueule de l'abattoir, étaient les preuves tangibles de ma présence. Au moment où j'empoignai l'échelle menant à l'étage des salles d'abattage, un faisceau lumineux s'accrocha à mon épaule et un picotement vif investit mon deltoïde gauche. Je basculai contre le mur, pointai le pinceau de ma lampe-torche en direction de mon col pour y découvrir un petit tube d'étain terminé par un bouquet de plumes rouges… une fléchette anesthésiante. Je l'arrachai de la veste, levai le canon de mon Glock vers le haut du puits et tirai jusqu'à ce que mon doigt ne trouvât plus la force de plaquer la queue de détente contre le pontet. Une pression m'écrasa les poumons, une main invisible me serra la gorge, rendant le passage d'air difficile. Mon bras et mon épaule gauches semblèrent se décrocher de mon corps, et le liquide froid fila en direction des membres inférieurs à une vitesse saisissante. Je me renversai dans le corridor au prix d'un effort surhumain, alors que, d'un coup, mes pieds s'enracinaient dans une mer de roche. Les muscles jambiers fanèrent et me lâchèrent. Accroupi puis couché, incapable de remuer le tronc, j'enfonçai mes doigts dans le verre pilé des néons éclatés pour combattre les effets de l'anesthésique. Je ne perçus qu'une infime partie du trait de douleur, preuve que l'afflux massif de produit terminait sa fulgurante digestion de mes sensations. Ma main s'ouvrit d'elle-même, la paume en sang, les doigts repliés, puis détendus, hors de contrôle. Paupières figées. Bouche ouverte. Incapable de déglutir. Mais parfaitement conscient. Un poisson dans une bourriche… Mes membres s'allongèrent puis rétrécirent ; les tuyaux, au ras du sol, se ramollirent, se tordirent dans l'espace en une lenteur exagérée. De la poussière soulevée par ma chute vint se coller sur mes rétines, provoquant une sécrétion lacrymale impossible à maîtriser.
J'eus l'impression de ne plus rien entendre. Ni le bruit de ses pas, ni sa respiration et pourtant, je sus qu'il s'approchait de moi, je le sentis comme on devine l'haleine d'un feu sans en voir les flammes. Il venait m'achever, tel un messie du mal, un messager de l'au-delà chargé d'une mission de destruction. Je ne suis pas prêt à mourir, je veux vivre ! Mais ce choix ne m'appartenait plus désormais. Mes yeux restèrent fixes. Je voulus parler, crier, les mots se bloquèrent à la porte de ma conscience ou restèrent accrochés aux cordes vocales. Où était-il ? J'entendis mon sang affluer, bouillonner, gonfler mes artères. Les sons intérieurs de mon organisme s'amplifièrent, ceux de l'extérieur diminuèrent. On me glissa un bandeau devant les yeux, mais je n'aperçus ni bras, ni main. Noir complet. Je sentis une force me traîner sur plusieurs mètres, une force d'aimant invisible et pourtant phénoménale. Quelque chose, quelqu'un me ramenait probablement à l'endroit d'où je sortais. Longue plainte de désespoir, interminable. La fille hurla à s'en déchirer la poitrine. Je devinais les soubresauts d'espoir qui se brisaient en elle comme les dernières vagues d'une mer prise par le gel. Plus de mouvement. On m'avait abandonné sur le sol. Les hurlements devinrent gloussements, les gloussements des râles d'agonie, puis, plus rien… Je sombrai, sombrai, sombrai…
Je me réveillai lentement, avec l'impression d'avaler du papier de verre à chaque déglutition. J'ôtai le bandeau de mes yeux, les doigts gourds. Je me levai, les membres encore alourdis par les restes d'anesthésique, me retournai et découvris, soudain, qu'il n'y avait plus rien à faire pour la fille…
Chapitre cinq
Dans la tombe silencieuse de la pièce, les techniciens de la police scientifique installaient de puissants halogènes, alors qu'un infirmier dépêché sur place me tirait quelques gouttes de sang en vue des analyses toxicologiques.
Le légiste, Dead Alive, attendait dans le tunnel de maintenance l'autorisation de l'OPJ de la Scientifique avant l'examen du corps. Quant à moi, je m'arrachai de l'enfer et laissai les rayons du soleil levant me colorer le visage, puis m'assis à l'arrière de l'ambulance dans la cour de l'abattoir. Nimbés de lumière, des insectes encoconnés par les araignées pendaient le long des chéneaux en boucles d'oreilles de soie. Tout autour, au ras de l'asphalte et à perte de vue dans les champs, la brume rampante se développait en coulée d'avalanche grise jusqu'à rendre le paysage figé dans un étau de tristesse et de désolation. Dans le flou de l'air, à l'arrière, les brefs ronflements des moteurs sur l'autoroute Al3 se succédaient en cadence de pouls cardiaque.
Un véhicule de fonction arriva, phares découpant le brouillard, et vint se garer parallèlement à l'ambulance. Sibersky et Élisabeth Williams en sortirent, les visages chanfreinés d'inquiétude. L'à-pic de leurs regards aurait pu pulvériser des vitres. Une troisième silhouette se joignit à eux, l'ombre de psychologue, Thornton.
« Bon sang, commissaire ! » gronda le lieutenant. « Vous auriez dû appeler les renforts ! Leclerc est en furie ! » Il me considéra avec un air plus doux. « Ravi de vous voir en vie…
— Je ne pensais pas que la piste des chiens me mènerait si loin… Tout s'est enchaîné tellement rapidement… » Mes pupilles s'élargirent face aux étranglements de désespoir de la fille qui tambourinaient dans mon esprit. Je secouai la tête avant de lancer à Sibersky, en désignant Thornton qui se dirigeait vers un OPJ de la Scientifique : « Qu'est-ce qu'il fait là, cet abruti ?
— Fils-à-papa a insisté pour venir. Et on ne refuse rien, à fils-à-papa… »
Je haussai les épaules et demandai à Williams : « Je pensais que vous ne vous déplaciez jamais ? Ne raconte-t-on pas que les psys, les vrais, s'isolent à longueur de journée dans des clapiers de béton, sous terre, coupés de tout ce qui les entoure ? »
Ses épaules frissonnaient. Elle avait troqué son tailleur pour un pull à col en V et un pantalon noir côtelé. Elle croisa les bras pour se protéger illusoirement du froid. Le soleil ne perçait plus et j'eus l'impression que la nuit tombait une seconde fois.