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« En effet. Mais il n'y a pas de mal à déroger à la méthode américaine. Et puis, pensez-vous qu'un Picasso aurait le même rendu sur une photo que dans sa galerie ? Vous avez surpris le tueur dans la mécanique huilée de sa mise en scène, apparemment longue et sordide. Vous êtes apparu comme le grain de sable grippant une machine éprouvée. Je veux constater de mes propres yeux de quelle façon cela s'est répercuté sur la scène du crime… Vous devriez rentrer vous reposer et changer de chemise. Vous feriez peur à un fantôme.

— Je reste. J'ai senti le souffle chaud de cet enfoiré sur ma nuque, j'entends encore les cris blancs d'une pauvre fille que je n'ai pas su sauver. Croyez-vous que j'aie envie de me reposer ? Il cherche peut-être à l'heure qu'il est sa prochaine victime. Suivez-moi. Allons dans l'ancienne salle de pause du personnel, à l'intérieur. C'est la seule pièce baignée par la lumière du jour. Mes gars ont amené des thermos de café, de quoi réveiller un cimetière complet. Vous avez du nouveau à m'annoncer, j'espère, mademoiselle Williams ? »

Mademoiselle Williams… Le mot était-il approprié pour une dame de presque cinquante ans ?

« Des choses intéressantes, en effet. »

Je levai le menton vers Sibersky. « Toi aussi, depuis hier ? »

— Je vous raconte ça là-bas…

Je nous servis un Java bien chaud, noir charbon, et nous nous installâmes autour d'une table de métal après en avoir chassé la croûte de poussière. Le froid mordant de l'extérieur se glissait par les vitres grillagées dont, d'ailleurs, ne restait que le grillage. Thornton nous rejoignit et s'assit en bout de table. Cheveux bruns plaqués vers l'arrière, pull jacquard, pantalon de toile. Un golfeur.

Williams enroula ses paumes autour de la tasse fumante qu'elle porta sous son nez. « Avant que je vous rapporte mes conclusions, racontez-moi ce qui s'est passé… »

Je leur narrai mon enquête sur la disparition des chiens et les indices qui m'avaient conduit, en définitive, à l'abattoir.

« Parlez-moi du tueur », dit-elle en fixant mon regard.

« J'étais dans les vapes. Je n'ai pas vu la moindre partie de son corps. Il n'a jamais décroché une seule syllabe. On aurait dit… un souffle invisible, une onde de puissance, partout et nulle part. Je n'ai même pas ressenti l'emprise de ses mains sur mes membres lorsqu'il m'a traîné.

— Certainement les effets de l'anesthésique que vous aviez dans le corps. Semblait-il paniqué ? »

J'entendais encore le sifflement du scalpel dans l'air alors qu'il officiait. « Tout s'est passé très vite. Il m'a hissé jusque là-bas, l'a tuée et… je ne me souviens plus…

— Et la fille. Comment l'a-t-il exécutée ? » intervint Thornton.

Je m'efforçai de lui répondre : « À coups de bistouri… Quand j'ai repris mes esprits, j'ai regardé brièvement, je suis sorti et j'ai appelé les secours… Pourquoi m'a-t-il laissé en vie ? Mon Dieu…

— Je pense qu'il vous a traîné là-bas pour que vous assistiez par le sens de l'ouïe à l'exécution », expliqua Williams. « Il vous a épargné pour montrer sa puissance de domination et de contrôle, même dans ce genre de situation qui, au départ, lui est défavorable. Cela dénote aussi qu'il ressent un sentiment de frustration important.

— Comment ça ?

— Je pense que son anonymat le dérange. Il se sait intelligent et veut que les autres le sachent. Il aimerait dévoiler son identité mais ne peut pas. Alors il vous laisse en vie. Une grande partie des tueurs en série ont un désir de célébrité, allant même jusqu'à reconnaître des actes qu'ils n'ont pas commis pour gonfler leurs palmarès. En vous épargnant, il frappe un grand coup ; sème le trouble, l'incompréhension ; démontre clairement qu'il n'est pas fou et agit dans la lignée d'un scénario bien précis. »

Je me levai en direction de la fenêtre grillagée, le visage froissé de colère.

« Il la filmait…

— Pardon ?

— Quand je suis arrivé dans la pièce, la première fois, j'y ai découvert un groupe électrogène portatif qui alimentait deux lampes et une caméra vidéo située en face d'elle. Cet enfoiré la filmait ! »

Elle nota une phrase sur son rapport et la souligna d'une triple ligne de rouge. Thomton l'imita, en marmonnant : « Souvenirs post mortem. Prolongation du fantasme… Intéressant… Très intéressant… »

Sibersky se servit à la hâte une seconde tasse de café. Je dis à Élisabeth : « Parlez-moi de vos conclusions…

— J'ai pris le temps de me pencher sur la lettre. Les mots sont le miroir de l'âme, et j'espérais bien découvrir le visage du tueur sur les reflets de l'encre. » Elle déglutit bruyamment une gorgée de Java.

« Et vous y êtes parvenue ?

— J'ai commencé. Le style de sa missive est net, précis, impeccable, il dénote une bonne éducation, une instruction importante. Pas une seule faute d'orthographe ni la moindre erreur de construction grammaticale. Mais j'ai relevé deux traits de pensée vraiment différents, ce qui me laisse pour le moment, je l'avoue, perplexe. Primo, l'aspect religieux. Certains mots ou phrases me portent à croire qu'il utilise les fondements de la religion pour justifier une partie de ses actes. Sa victime s'est rendu compte, je cite, que toutes les difficultés sont une loi immuable de la nature. Puis il enchaîne sur Dieu, signalant que les armures abîmées valent bien plus aux yeux de Dieu que le cuir neuf Les armures abîmées se rapprochent bien entendu du symbole du valeureux guerrier, pour qui la souffrance est un lot quotidien. Il semblerait qu'il considère la souffrance de ses victimes comme l'ultime épreuve nécessaire avant leur rencontre avec Dieu, une loi immuable. Comme il le dit lui-même, le bonheur doit être Vexception, Vépreuve est la règle. Cette sentence s'applique comme un gant à Martine Prieur. Ne vivait-elle pas dans le bonheur et le luxe depuis qu'elle avait touché l'assurance-vie de son mari ? N'aurait-elle pas dû plutôt s'immerger dans un sillon de souffrance et de repentir suite au décès ? »

Je me rassis, les mains plaquées sur les genoux. Sibersky avait croisé les bras, sa tasse vide devant lui, sur la table.

Thornton, tout en prenant des notes, avança : « Vous voulez dire qu'il agirait comme un censeur, qu'il aurait mutilé de la sorte deux femmes au nom de Dieu ?

— Non, je n'ai jamais dit ça », répondit d'un ton sec Williams. « Pas encore, tout du moins. Simplement, soyons conscients que la trame religieuse peut conditionner ses agissements. Rappelez-vous, la pièce dans la bouche. Un geste purement religieux, un mythe grec encore appliqué de nos jours dans les pays hautement catholiques… D'ailleurs, en a-t-on trouvé une dans la bouche de la deuxième victime ?

— Nous ne tarderons pas à le savoir…

— Pour la suite, je vais fouiller dans les recueils religieux, Bible ou livres anciens. J'ai transmis la lettre et la photo de ce fermier à un théologien, Paul Fournier, un monstre de culture… Vous pouvez me servir un second café ? »

Sibersky se leva et piocha une autre thermos dans un sac de toile à bandoulière.

« Vous parliez de deux aspects, pour la lettre… » repris-je avec intérêt.

« En effet. La deuxième ligne directrice, majeure, est un sadisme prononcé. La plupart des tueurs en série se complaisent dans leurs actes de torture, n'éprouvent aucun remords envers leurs victimes et vont même jusqu'à narguer la police et les familles, comme c'est le cas ici. Mais, d'après les photos et comme risque de nous le confirmer le légiste, rares sont les tueurs qui entretiennent… excusez-moi, c'est le seul mot auquel j'ai pensé… qui entretiennent leurs victimes sur une telle durée. Vous rendez-vous compte des efforts qu'il a dû déployer pour la maintenir en vie ? Pour, chaque nuit, se rendre ici au risque de se faire prendre, pour la nettoyer, la nourrir un minimum et même… filmer ? Et que dire de l'installation sophistiquée chez Prieur ? Il fait preuve d'un mental à toute épreuve… Il est appliqué et patient, très patient… Aucune pulsion dominante ne le force à précipiter ses actes. »