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Une gifle de stupeur poussa Sibersky vers l'arrière. Il questionna, les lèvres ondoyantes : « Combien de temps ? Combien de temps il l'aurait maintenue dans cette position, nue ? Combien de temps lui a-t-il fallu pour amaigrir sa proie à ce point ?

— Les examens toxicologiques nous révéleront s'il lui a administré des substances pour freiner l'infection des blessures, ce qui est fort probable vu les marques au niveau des avant-bras. Si c'est effectivement le cas, s'il l'abreuvait régulièrement, s'il l'hydratait, elle a pu rester dans cette position… plus d'un mois…

— Nom de Dieu ! » Sibersky ramassa une ampoule de rechange qui traînait près d'un halogène et la fracassa contre un mur avec la rage d'un joueur de hockey. « Vous allez encore nous dire, madame Williams, que Dieu a quelque chose à voir là-dedans ? » Il se volatilisa dans le long tunnel au pas de course, en larmes, radiant d'éclairs.

Je haussai les épaules, à moitié surpris de cette soudaine éruption d'émotions. « Il faut l'excuser », justifiai-je en me tournant vers la psy. « Ses nerfs sont à vif, tout comme les miens d'ailleurs. De toute ma carrière, je n'avais jamais vu une chose pareille. » Je lui pris le bras et la tirai sur le côté.

« Vous permettez ! » lançai-je à Thornton qui s'invitait. Haussant les épaules, il retourna auprès de Van de Veld.

Je chuchotai. « Vous croyez aux esprits ? À des dons quelconques de voyance ? »

Elle jeta un regard fugace vers la victime avant de répondre. « Pourquoi diable me parlez-vous de ça ? Est-ce l'heure et l'endroit ? »

Je baissai encore d'un ton. « Une vieille Noire, ma voisine, m'a annoncé des prédictions qui m'ont amené jusqu'ici. Elle parle d'un être démoniaque, un homme sans visage venu sur Terre pour propager le Mal… D'ordinaire, je ne crois pas à ces salades… Mais les circonstances de la découverte de cette femme me troublent énormément… Le hasard ne m'a pas conduit ici… Doudou Camélia m'a aidé. » Mon regard se perdit dans le blanc de ses yeux. « Si elle a eu raison pour les chiens, elle a peut-être raison pour ma femme… Oui, ma femme est peut-être vivante, elle me le répète si souvent.

— Je… Que voulez-vous que je vous dise… » Elle réfléchit un instant. « Faites-moi rencontrer cette femme, je vous donnerai mon avis, si cela peut vous aider. »

Le légiste prélevait d'une pince effilée des échardes de bois qu'il rangeait dans des sachets en plastique apprêtés. Je l'informai : « Nous vous laissons, docteur Van de Veld. Je passerai vous voir plus tard dans la journée à l'Institut. Dites-moi juste s'il y a eu des rapports sexuels.

— Apparemment non », souffla-t-il en chassant du bout de la langue des graines de sésame noir. « Son vagin est rêche comme un sac de toile. Bordel, j'ai l'impression de travailler sur une momie qui a traversé deux millénaires… »

*

Élisabeth et moi bûmes un autre café dans un routier, au bord de la nationale 13. Je portais sous les yeux le poids de ma nuit agitée et cependant, je n'éprouvais pas la moindre sensation de fatigue, comme si la volonté m'animait de mettre à profit chaque minute écoulée. Je donnai un coup de fouet à mon visage avec l'eau fraîche des toilettes et nous reprîmes la route dans la demi-heure qui suivit. Un bloc de ciel bleu avait chassé le brouillard, mais la température demeurait basse.

« Vous savez », me déclara Élisabeth, « l'organisme possède son propre système de défense contre la douleur, il s'adapte, ce qui peut atténuer le mal. Par contre, aucune barrière n'existe pour la souffrance morale. Je… je me sens incapable d'imaginer ce qu'a dû endurer cette fille. Ça va bien au-delà de tout ce que nous connaissons en terme de psychologie, d'analyse, d'introspection. »

Je doublai un poids lourd et me rabattis en urgence. Une voiture qui déboulait en sens inverse klaxonna.

Devant, se déployait le Tout-Paris, la marmite bouillonnante avec son air vicié, ses interminables serpentins de gomme et de métal…

Je m'enquis : « Donnez-moi vos premières impressions sur ce meurtre-ci, à chaud…

— Trois paramètres importants. D'abord l'endroit. Les tueurs aiment évoluer dans des univers qu'ils connaissent. Interrogez le personnel de l'époque, tous ceux qui habitent à proximité de l'abattoir. Voyez avec les agents du commissariat local s'ils n'ont pas interpellé des visiteurs non autorisés. Il me faudra aussi une photo aérienne des lieux… »

Je la surpris à serrer la poignée de la portière lorsque j'attaquai un nouveau dépassement.

« Ensuite, il y a la notion de durée. En général, plus l'acte sadique s'étale dans le temps, et je crois que dans notre cas nous frôlons un record, plus le tueur a la certitude de ne pas être pris. Il se sent invulnérable, s'appliquant à passer inaperçu, ce qui le rend redoutable. Finalement, il faut analyser tout ce qui tourne autour de l'acte lui-même ; là, se situe la grosse partie du travail. Vous savez, tuer brutalement n'est pas une chose facile, mais tuer avec l'art et la manière l'est encore moins. En ce sens, l'assassin noue une relation particulière avec sa victime, ce qui peut le conduire à laisser des indices de façon involontaire. Pourquoi, à votre avis, a-t-il pris la peine de la laver ou de lui nettoyer les oreilles ?

— C'est ça que vous regardiez, tout à l'heure, ses oreilles… Je pense qu'il nettoyait les déjections pour travailler dans un endroit propre, agréable pour lui… Par contre, pour les oreilles, je ne comprends pas…

— Peut-être s'est-il occupé d'un malade, parce que cet individu, un proche, se trouvait incapable de s'entretenir lui-même. Peut-être que, adolescent, il avait sous son aile un frère plus jeune et jouait le rôle d'une mère absente. »

Je quittai la route un moment des yeux et me tournai vers elle. « Vous êtes extrêmement croyante, n'est-ce pas ?

— Je prie beaucoup pour les victimes, mais pour les assassins aussi. J'abjure le Seigneur de leur pardonner. Je crois aux choses belles de la vie, aux forêts et aux grands lacs bleus. Je crois en la paix, en l'amour et en la bonté. Si c'est cela que vous appelez être croyante, alors oui, je le suis.

— Dans ce cas, dites-moi, que s'est-il passé quand vous êtes entrée dans la pièce, tout à l'heure ? »

Un soufflet de stupeur lui empourpra les joues.

« De… De quoi voulez-vous parler ? » Voix troublée, papillonnante.

« Je vous ai vue. Quelque chose s'est produit au moment où vous avez pénétré dans la pièce. Vous évoluiez ailleurs, à des milliers de kilomètres de nous tous. Vos yeux, vos cheveux… Racontez !

— Vous… vous allez me prendre pour une folle…

— Et moi, avec mon histoire de chiens, pour qui croyez-vous que je passe ? Je vous écoute… »

Elle se clarifia la voix. « C'est la première fois que ça me fait ça, après plus de vingt-cinq ans de carrière. Quand je suis arrivée sur le lieu du crime, je me suis vue sur un haut sommet enneigé, si haut qu'il me devenait impossible de constater autre chose que le bleu du ciel. J'étais perchée à la pointe de ce sommet, les nuages naviguaient sous mes pieds, floconneux, ridicules. Et là, mon esprit s'est comme ouvert. J'ai senti au-dessus du corps de la fille une forme d'énergie, une sorte de vibration d'atomes, chaude, froide, bouillante puis glaciale. J'ai ressenti à la fois la paix de la victime et la rage folle du tueur. Des ondes positives et négatives m'emportaient, des flux de charges m'ont picoté les joues et m'ont agité les cheveux… Ce qui s'est produit, je n'en sais rien, mais je suis persuadée qu'il existe une explication scientifique à cela… Probablement mon cerveau a-t-il généré, à la vue de la scène, des substances hallucinogènes de défense, vous savez, un peu comme ceux qui connaissent des NDE, des expériences approchées de la mort… »