J'opinai en silence. Pouvait-il en être de même pour le tueur ? Captait-il les présences, l'énergie vibrante des corps à sa merci ? Agissait-il pour le compte de puissances obscures qui guidaient ses pas, l'accompagnaient dans ses lugubres offices ? Que trahissaient cette invisibilité, cette force surprenante qui avait tracté mon corps dans la gueule du tunnel ? Pourquoi aucun bruit de pas, pas même le craquement de ses semelles sur les éclats de néons ? Quel diable était-il ? Quel don possédait-il ?
À destination, je me garai au sous-sol et nous gravîmes à pied les étages, plongés dans un silence de réflexion.
« Dites-moi, commissaire, ça sent comme…
— La morue, je sais… L'odeur est imprégnée jusque dans la moquette. Doudou Camélia est accro d'acras. » Mes lèvres s'étirèrent, comme pour former un sourire…
Elle s'exclama : « C'est rare de voir votre visage s'illuminer d'un sourire !
— Il faut dire que la situation actuelle ne prête pas vraiment à la fête ! Et comment pourrais-je sourire tant que je n'aurai pas retrouvé ma femme ? »
Les coups sur la porte d'entrée de ma voisine guyanaise n'obtinrent pas de réponse. « Elle doit être partie à la poissonnerie », glissa Élisabeth avec une pointe d'humour.
« Chut ! Écoutez ! » Je m'avançai à pas feutrés jusqu'à mon palier. Un grésil sonore entrecoupé de sanglots filtrait au travers des murs.
« Quelqu'un se trouve chez vous ! » murmura la criminologue appuyée sur mon épaule.
Je ne reconnaissais pas la voix, rêche, effilochée sur la partition chiffonnée de la peine. « Restez à l'écart… » dis-je en un souffle. Je sortis mon Glock, examinai ma serrure ; elle n'avait pas été forcée. Pas la moindre trace d'effraction, alors que j'étais certain d'avoir fermé à clé. Un sursaut d'espoir jaillit de l'intérieur de mon séjour. « Dadou ? C'est toi, Dadou ? Oh ! Mon Dieu ! Tu es en vie ! Ne c'ains rien ! Viens me voi' ! »
Sans plus réfléchir, j'enfonçai ma clé dans la serrure et poussai le bloc de bois avec précaution.
Je découvris la grosse Noire recroquevillée sur le sol, les bras en ceinture autour de ses mollets épais comme des sacs de boxe. Des lamies avaient enflé et exorbité ses yeux. Je fis signe à Élisabeth de s'approcher. Doudou Camélia gonfla les joues, comme deux montgolfières miniatures.
« Il est venu te voi', Dadou, hein ? Le malin, l'Homme sans visage, il est venu te voi' ? Dis-moi !
— Oui, Doudou, il est venu, cette nuit…
— Je le savais ! Je le savais ! »
Élisabeth se tourna vers la porte, examina la serrure comme je venais de le faire quelques secondes auparavant.
« Comment es-tu entrée, Doudou ? J'avais fermé à clé !
— Peu impo'te… Tu dois a'êter ce démon-là. A 'ête-le, avant qu'il ne 'ecommence !
— Dis-moi comment faire ! Raconte-moi ce que tu ressens ! Tu vois Suzanne en ce moment ? Où se trouve-t-elle ? Bon sang, Doudou, dis-moi où se trouve ma femme ! »
Je me rendis compte que je la secouais sans ménagement. Élisabeth posa une main sur mon épaule et me tira vers l'arrière. Puis elle s'accroupit devant la vieille femme et se laissa prendre la main.
« Tu as la peau d'une fleur, mais le sang froid d'un caïman, madame. Tu connais les g'ands mystè'es de la mo't, le Seigneu' t'a dotée d'un don, comme moi, mais tu ne le sais pas enco'e. Utilise l'esp'it, il te guide'a là où tu dois aller. Mais p'ends ga'de au malin ! P'enez ga'de, tous les deux ! » Une inspiration paraissant douloureuse lui dilata la poitrine.
Je l'aidai à se relever et le xylophone de ses vieux os me joua un air sinistre, un craquement de bois mort.
« Qu'as-tu vu cette nuit ? » insistai-je. « Avait-il un visage ? Dis-moi à quoi il ressemble !
— Non, Dadou, pas de visage. C'était un souffle maléfique, sans co'ps, sans visage. Il est pa'tout et nulle pa't à la fois. Il te su'veille, Dadou ! Fais très attention ! Pa'ce qu'il ne te donne'a pas de deuxième chance… » Elle ébouriffa les plis de sa robe damassée et, dodelinant, ployant sous ses kilos, s'effaça sans se retourner.
Un silence d'église s'étira entre Élisabeth et moi. Pour une fois, le masque de parfaite insensibilité qu'elle portait avait disparu, dévoilant une femme différente, profondément touchée par ce qu'elle venait d'entendre.
« Cette vieille dame dégage des ondes », me confia-t-elle. « De chaleur, de pureté. Elle rayonne de bonté. Ses paroles sont si touchantes, si pénétrantes ! Mais… en quoi devons-nous croire, alors ?
— Je ne sais plus, Élisabeth, je ne sais plus… Pourquoi ne nous dit-elle pas clairement de qui il s'agit ? Pourquoi toujours ces allusions ? Si Dieu est si présent que ça, pourquoi n'arrête-t-Il pas le massacre ? Pourquoi lui donnerait-Il juste des indices, qui, de toute façon, arrivent quand il est déjà trop tard ? Hein ? Dites-moi donc pourquoi ? »
Elle me serra les mains. « Ce sont les hommes eux-mêmes qui ont créé ce monde décadent. Adam et Ève ont désobéi et l'humain doit réparer lui-même l'erreur qu'il commet. Dieu n'a pas à intervenir.
— Il ferait mieux, pourtant… »
Elle glissa la lanière de son sac de cuir autour de son épaule.
« Écoutez, je vais y aller. Je dois effectuer des recherches à la bibliothèque. Ce soir, j'intégrerai les nouveaux éléments de l'enquête à mon dossier. Nous ne tarderons pas à nous revoir, mais faites-moi signe si vous découvrez l'identité de la fille dans les heures qui viennent… »
Dans ma chambre, j'affrontai le regard suppliant de Poupette et finis par la démarrer. Crachats de vapeur timide, un sifflement et la voilà partie, toute pimpante. L'odeur s'éleva telle une aurore de délivrance et amena son train de pensées agréables, inattendues, comme l'avant-veille. Je m'allongeai sur le lit, les mains derrière la tête, submergé d'images belles de ma femme… Oui… Thomas avait raison. Poupette m'arrachait des ténèbres, de la lugubre noirceur de ce monde pour me propulser sur les horizons clairs du passé. Le temps de quelques souvenirs, elle me ramenait Suzanne…
Chapitre six
Sonnerie stridente, une épine dans la brume printanière du sommeil. Au bout du fil, un bouledogue enragé, un clairon de chasse, un pétard de mariage. Le divisionnaire me roua de questions avant de m'ordonner de le rejoindre au 36 pour un point précis sur l'enquête. J'allais avoir des comptes à rendre…
À présent, grâce au modem ADSL que m'avait fait installer Thomas, je restais connecté à Internet jour et nuit, ce qui permettait aux ingénieurs du SEFTI de décortiquer les flux binaires voguant entre mon PC et le reste du monde. Un regard coutumier sur le contenu de ma boîte aux lettres électronique me révéla la présence d'un unique message, envoyé par Serpetti.
Franck,
Ton histoire de tatouage relevé sur le corps de la fille de Bretagne m'a tracassé au plus haut point. Une partie du sigle me disait vaguement quelque chose et, en creusant une bonne partie de la nuit, je pense avoir découvert des détails qui pourraient t'intéresser. Apparemment, le monde dans lequel semble évoluer ce malade est un monde d'allumés, de personnes dangereuses assoiffées de vice et de tout ce qu'il y a de pire ici-bas. Je préfère t'en parler en tête à tête. Je suis au champ de courses une bonne partie de la journée, puis je passe au FFMF (mon club de modélisme) en fin d'après-midi. Tu peux essayer de me joindre si tu le souhaites, mais la plupart du temps j'éteins mon portable quand je suis dans les tribunes de l'hippodrome. Brouhaha oblige… Passe à la ferme à 19 h 00, je t'y attendrai. Par la même occasion, nous dînerons ensemble. Je suis seul, Yennia est encore sur le Paris-Londres. J'espère de tout cœur que vous allez sauver la malheureuse des photos… J'ai l'impression que ton tueur n'a rien d'humain.