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« Nos oreilles sont grandes ouvertes, docteur », dis-je d'une voix monocorde. « Racontez-nous l'essentiel, essayez d'éviter les longueurs.

— Très bien. Allons-y », répliqua Van de Veld avec un hochement de tête. « Le processus de rigidité cadavérique n'a pas pu se dérouler normalement, étant donné que les cordes qui entravaient la victime, maintenaient le corps dans une position forcée. Il m'est donc difficile de donner une heure précise de la mort, mais, au vu des lividités cadavériques ainsi que de la température rectale profonde relevée sur place, je dirais entre une heure et trois heures du matin. »

Il tourna autour de la table aspirante comme le champion de billard qui réfléchit sur la position de ses boules.

En roulant des yeux, je perçus des esquilles jusque sur le réflecteur dichroïque de la lampe du plafond. Sur les tablettes, en face, ciseaux, pinces coupantes, marteau-hache, burins de Mac Even et couteaux à cerveau renvoyaient des rais de lumière métallique étrangement bleutés. Je serrai les poings en cachette, alors que le légiste poursuivait, strict dans ses propos, rigoureux comme les arêtes d'une pyramide. « Le coup à la tête, assené avec un objet à surface large, n'a pas causé la mort. Sur les lieux du crime, le sang de la carotide et de l'artère vertébrale a giclé jusque sur les murs. Par conséquent, la tête a été tranchée alors que le cœur battait encore. »

J'entendis Sibersky déglutir. « Tranchée de quelle façon ?

— J'y viens. Les infimes éclats de métal relevés au niveau de l'os hyoïde, ainsi que sa coupe régulière, ne laissent nul doute quant au matériel utilisé : une scie à Charrière, ou une scie de Saterlee, exactement du même type que celles pour les autopsies. »

Il s'éloigna de la table, le temps de broyer les lamelles de cœur dans le vidoir en acier. Au passage, il avala une flopée de graines de sésame. Sibersky ne levait plus le nez de ses notes, cherchant à fuir ses fantômes. Mais j'étais persuadé que le corps mutilé venait au-devant de son regard, s'imprimait de façon indélébile sur sa rétine, quoi qu'il fît.

Je demandai au légiste en désignant la scie : « Et comment se procure-t-on ce type de matériel ? »

Des graines se rangèrent entre ses dents et au fondement de ses gencives. Il en chassa une bonne partie d'un claquement de langue. « Par des sociétés spécialisées, comme Hygéco. On peut acheter le matériel directement sur place, ou commander par téléphone et même Internet. »

Le médecin attendit que mon lieutenant terminât d'écrire sa phrase. J'en profitai pour glisser une question. « Faut-il de la pratique pour utiliser ces scies ?

— Pas spécialement, non. Il faut juste être bien couvert, parce que le sang éclabousse si on taille sur quelqu'un de vivant, surtout au niveau d'artères larges comme des fleuves… »

Le stylo de Sibersky ne suivait plus le rythme. Je fis sur un ton sec : « Ne l'attendez pas ! Continuez, docteur ! »

Lorsque Van de Veld se pencha au-dessus du corps, son ombre se déploya comme la main d'un spectre sur le carrelage du sol.

« Ses glandes salivaires présentaient une importante atrophie, ce qui signifie que la victime a salivé anormalement pendant plusieurs heures. J'ai relevé des traces de polymères à coloration rouge sur les incisives et de la salive avait coulé sur le sol et sous ses lèvres, jusque dans son cou. Il a dû lui enfoncer quelque chose dans la bouche, un objet en plastique, pour la forcer à garder la bouche ouverte tout en l'empêchant de remuer la langue, donc de déglutir de façon normale.

— Un bâillon ?

— En effet. Mais un bâillon particulier. Les chiffons, le sparadrap ne font pas saliver. Une piste à creuser…

Lorsqu'il prononça le mot piste, une graine de sésame vola dans les airs et vint s'écraser sur la main de Sibersky, qui ne broncha même pas. Van de Veld poursuivit : « J'ai constaté des signes différents de réaction vitale autour des quarante-huit plaies. Décolorations, infections, cicatrisations à des degrés plus ou moins avancés, ce qui implique qu'elles ont été réalisées à des moments bien distincts. »

Je posai une main sur la table de dissection et la retirai aussitôt, comme brûlé par le givre du métal. « Combien de temps ?

— Plusieurs heures entre les premières et les dernières. Il est parti du bas du corps, puis est remonté jusqu'au visage. Une longue et douloureuse aventure… Sinon, aucun signe de pénétration, aucune mutilation des organes génitaux.

— Donc aucun échange sexuel ? Même avec préservatif ?

— Absolument aucun. Le lubrifiant laisse des traces. Je n'ai rien relevé, ni dans la bouche, ni dans le vagin, ni dans l'anus. »

Sibersky envoya un regard par-dessus son carnet, la bouche ouverte écumante de détresse et les yeux papillonnant. Quand il serra les dents, je compris qu'il retenait un vomissement.

« Passons aux yeux », poursuivit le médecin.

La tête reposait face tournée vers le plafond, à une trentaine de centimètres de son propre corps. Par l'orifice béant du cou, fuyaient tendons et ligaments, tiraillés à se rompre ou regroupés en fins serpentins bouclant tels de minuscules ressorts. Au cœur de ce lacis violacé poignait, entre deux parois de chair, l'obélisque blanc de la moelle épinière.

« Il a glissé une lame derrière les paupières pour trancher le nerf optique. Il a extrait les globes oculaires de leurs orbites, puis les a remis en place, de manière à diriger les pupilles, donc le regard, vers le haut.

— Pourquoi ne pas simplement forcer sur l'œil de manière à orienter les pupilles dans la direction souhaitée ? Pourquoi sortir le globe oculaire, puis le remettre ensuite ? » souffla Sibersky d'une voix taraudée.

Le légiste ôta un gant en nitrile jaune, glissa un ongle entre ses dents et propulsa d'un souffle sec une écorce de sésame sur le sol avant d'annoncer : « Il faut savoir que, lors d'une mort violente, les yeux se figent dans une certaine position et qu'il est pratiquement impossible de les changer d'orientation, à cause des muscles conoïdes et obliques qui durcissent comme la pierre. En arrachant l'œil de ces muscles, on libère les mouvements.

— Très intéressant », répliquai-je en glissant une main sous le menton. « Je suppose que c'est la même chose pour les morceaux de bois dans la bouche. Le seul moyen de la garder ouverte ?

— Exactement. »

Je me tournai vers Sibersky.

« Il voulait rester maître de ce visage, même après la mort. Il porte une attention toute particulière à la mise en scène. Et, à l'évidence, ces yeux orientés, cette bouche clamant, revêtent pour lui un sens particulier… » Le crayon du lieutenant crissait maladivement dans le calme polaire de la pièce.

Mon Vésuve intime explosa : « Cesse donc de prendre des notes ! Le docteur va te donner dès demain un rapport épais comme un annuaire ! Alors calmos, OK ? »

La pénible journée m'avait échauffé les nerfs au point de me rendre extrêmement irritable. Dans la matinée, je me trouvais encore à Lille auprès de la famille de Suzanne et, à présent, à minuit passé, s'offrait à mes regards une forme creuse, hideuse, recroquevillée, béante et dépecée de partout, déjà en proie aux armées de l'ombre.

« Ah oui ! » s'exclama le légiste. « Vous vouliez l'essentiel tout de suite, j'aurais peut-être dû commencer par là. J'ai récupéré une pièce de monnaie sous la langue. Une ancienne pièce de cinq centimes. Vous connaissez la signification de ce symbole, commissaire ?

— La pièce permet d'accéder au Paradis ou en Enfer », intervint Sibersky. « Du point de vue mythologique, le défunt offre sa pièce à Charon, le nocher du fleuve des Enfers, afin de pouvoir traverser le Styx. Sans pièce, le mort est condamné à errer pour l'éternité dans le Tartare, sous terre. »