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— Que les hommes restent extrêmement prudents…

— Expose-moi ton plan d'action.

— Je vais aller ce matin interroger la prof agressée. Je reste sceptique, mais il est possible qu'elle ait bien eu affaire au tueur.

— Sois très discret. Tu n'as aucun droit sur le dossier pour le moment. Les gendarmes mènent la danse sur ce coup-là… Pas d'entourloupes, OK ? Si tu fous la merde, mon patron risque de ne pas apprécier, et moi non plus ! Madame Williams, essayez de voir, selon ce que vous racontera cette enseignante, si le profil correspond avec notre tueur. Bordel ! Il ne manquerait plus que ce soit une autre personne et qu'ils se multiplient comme des vermines ! On a déjà plus d'une centaine de policiers sur le coup, éparpillés tout autour de Paris ! Et pas une piste, que des suppositions ! Mais où va-t-on ? Où va-t-on ? » Il disparut dans une vague de colère en claquant la porte derrière lui.

« Je ne suis pas sûre que nous l'ayons rassuré », confia Élisabeth en enfilant sa veste. « Pourquoi ne lui avoir rien dit pour votre femme ?

— Je crois qu'il aurait pété un boulon si nous lui avions parlé de notre rêve commun.

— Est-ce bien la seule raison ?

— Non… Il aurait été capable de me retirer l'affaire. C'est à moi que l'Homme sans visage a déclaré la guerre. Depuis le début, depuis plus de six mois, il s'acharne à me pourrir la vie… Je ne sais pas ce qu'il me veut, mais ce que je sais, par contre, c'est que jamais je ne le lâcherai ! Jamais ! J'irai au bout, l'un de nous deux y restera. Tout est déjà tracé, absolument tout… C'est ainsi que cela finira. J'en ai la ferme conviction… »

Je me dirigeai vers ma chambre. « J'ai besoin d'être seul un moment, Élisabeth. Je passe vous prendre tout à l'heure et nous irons à l'hôpital…

— Très bien, répliqua-t-elle. Ne faites pas de bêtises, Franck… »

Et comme si ce feu d'artifice de malheurs ne suffisait pas, Serpetti m'annonçait, par e-mail, qu'il avait perdu la trace de BDSM4Y. L'enquête régressait proportionnellement au nombre de cadavres qui s'entassaient comme du linge sale autour de moi…

Le pire se produisait et pourtant, à cet instant, je ne pensai qu'à réparer Poupette. Son emprise grandissait, se déployait en moi comme un cancer. J'éprouvais un besoin puissant de cette odeur dans la pièce, ces flots agréables qui m'envahissaient chaque fois qu'elle tournait, ces réminiscences de ma femme. Sombrais-je dans la folie ?

J'essuyai l'huile et l'eau sur le sol, donnai un coup de chiffon sur le chariot. Aucune fuite apparente. Pas de pièce abîmée. Je fis l'appoint en liquide avant de tenter une mise en marche. Poupette vibra, s'élança droit devant elle dans un sifflement de renaissance. Que dire alors de cette panne au moment où Doudou Camélia agonisait et de ce débordement d'énergie, aujourd'hui ? Rationnel, irrationnel ?

La douce odeur que j'attendais tant, s'appropria la pièce, souleva mon âme dans les volutes limpides de la béatitude. De toutes les drogues, celle que diffusait Poupette était certainement la plus fulgurante…

*

Le grand vaisseau blanc de l'hôpital Henri-Mondor se dressait devant nous, chargé de malades, de blessés, de personnes venues y couler leurs derniers jours. Nous prîmes la direction du service de soins, dans l'aile droite, côté maternité, derrière le bâtiment ultramoderne de cardiologie. Devant les portes coulissantes de l'entrée, des malades à la mine ravagée fumaient, emmitouflés dans des robes de chambre, les regards las et vitreux posés nulle part. Nous grimpâmes au troisième étage, chambre trois cent trente-six. Je détestais ces odeurs de produits qui empestaient l'air, ces pièces aveugles peuplées de métal et de médicaments. Tout, ici, rappelait franchement la fragilité de l'être, la puissance de la mort et l'infime frontière qui sépare l'une de l'autre.

Julie Violaine se reposait au-dessus de ses draps, la poitrine mouchetée de petits pansements. Ses pupilles étaient dilatées, explosées dans le blanc de l'œil par des pensées encore trop violentes. Accroché au plafond, un téléviseur diffusait un vieux Tex Avery en noir et blanc. Elle tourna la tête lentement dans notre direction, avant de se plonger à nouveau dans le dessin animé qu'elle ne regardait même pas. Elle dit dans un souffle léger : « Encore les gendarmes ? J'ai déjà tout raconté, au moins trois fois de suite. Je suis plus que lasse, si fatiguée… Vous pouvez comprendre ça ? Sortez, s'il vous plaît. Je ne vous dirai rien…

— Nous avons juste quelques questions, mademoiselle Violaine.

— Sortez, je vous dis. Ou j'appelle une infirmière ! »

Élisabeth Williams se pencha sur le lit. « Cela ne vous dérange pas si je m'installe à côté de vous, sur cette chaise ? J'aimerais que nous parlions tranquillement, rien qu'à deux, entre femmes. » Elle se tourna vers moi. « Vous pouvez sortir, monsieur Sharko, s'il vous plaît ?

— Mais, Élisabeth ! Je dois rester ! »

Elle me tira par le bras à l'extérieur de la chambre. J'obtempérai.

« Écoutez-moi, commissaire. Laissez-moi quelques instants avec elle. Je sais comment procéder, faites-moi confiance. Cette fille a besoin d'être rassurée, vous comprenez ? Elle a subi un traumatisme très important, il faut y aller doucement. Allez prendre un café ou un chocolat en attendant.

— Essayez de tirer le maximum de renseignements. Nous devons avancer !

— OK. Mais elle ne se confiera pas devant un homme, encore moins un commissaire de police. Alors, disparaissez !

— Elle ignore que je suis commissaire, elle nous prend pour des gendarmes !

— Vous croyez que c'est mieux ? Disparaissez !

— À vos ordres, madame… »

Je redescendis dans le hall d'entrée, glissai une pièce dans le distributeur de boissons et sortis avec mon chocolat chaud devant l'hôpital, à l'air frais. Une vieille femme au dos en carapace de tortue, coiffée d'un bol de cheveux gras, m'envoya un sourire dévoilant un cimetière de dents digérées par le tabac. Elle rampa vers moi en boitillant.

« Une petite Gitane ? » poussa-t-elle d'une voix roulante de toux.

Je disséquai des yeux le paquet bleuté aux bords écornés. Une envie monta en moi, si impérieuse que le refus n'était pas envisageable. « Pourquoi pas… Ça fait huit ans que j'ai arrêté, mais je crois qu'aujourd'hui, c'est la bonne journée pour recommencer.

— Pour sûr, gars », râla-t-elle.

À la première bouffée, je crus avaler un chardon. Ma respiration se bloqua une dizaine de secondes. Un millénaire. Les sept couleurs de l'arc-en-ciel défilèrent sur mon visage, du violet au rouge.

La vieille dame me frappa sur le dos de ses maigres mains, de plus en plus fort jusqu'à ce que, finalement, le réflexe de la respiration reprît de lui-même. Un filet de salive pendait entre ma bouche et le sol. « Dis donc, gars, j'ai bien cru que t'allais rester sur le carreau ! »

Je me mis à éclater de rire, un rire franc, un doux acide qui me dénoua l'estomac. « Ma p'tite dame, il faudra bien plus qu'une cigarette pour me laisser sur le carreau !

— Eh bien moi, c'est la cigarette qui m'a foutue sur le carreau. J'ai un cancer du poumon, un putain de cancer du poumon !

— Et vous fumez encore ?

— Il faut bien combattre la maladie, non ? »

Elle me décocha un rire qui se termina dans une toux ignoble. Pliée en deux, elle cracha sur le sol ce qui ressemblait à un morceau de poumon, en plus foncé. Elle pila son mégot dans un parterre de fleurs avant d'attaquer une autre cigarette sans filtre. Écœuré, je jetai ma clope à peine entamée dans une poubelle et rentrai. Je décidai de gravir à pied les trois étages plutôt que de prendre l'ascenseur.