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Je sortis mon Glock de son holster, le tournai contre moi une première fois pour ressentir l'effet d'un canon sur ma tempe, puis le dirigeai vers le sol. Je recommençai avec cette fois le doigt sur la gâchette et le cran de sécurité défait. Je m'apprêtai à appuyer. Il manquait quoi ? Une impulsion nerveuse, un ordre du cerveau ? Je guettai l'ordre, je le sentis se bloquer quelque part en moi, sans définir précisément où. Dans le bas de la poitrine, dans la gorge, au cœur ? Où ? Je vis mon doigt remuer, faiblement, mais il manquait l'influx nécessaire. Lentement, je posai l'arme sur le sol, à mes pieds, et me mis à attendre l'instant où mon corps tout entier se braquerait contre moi, jusqu'à ce que j'accomplisse le geste fatal. Mais ce moment ne vint pas et la vie s'offrit à nouveau à moi, victorieuse, horrible à regarder… Je me haïssais, je haïssais le monde… Quelques minutes plus tard, Ledere débarqua dans mon bureau et m'arracha le dictaphone des mains.

*

Je le vis rappliquer, rue Greneta, à 22 h 35. Le type au faux permis, celui qui m'avait filé alors que Sibersky se faisait démolir le portrait… Il portait un sac à dos, un pull à col roulé et un pantalon de flanelle avec des souliers vernis. Les pinceaux lumineux des lampadaires découpaient les traits de son visage en froissures de papier, mais je le reconnus à sa coupe de cheveux ou, plutôt, à l'absence de coupe, puisqu'il avait rassemblé ses longs cheveux vers l'arrière avec un élastique, comme sur la photo du permis de conduire.

A ce moment, rien ni personne n'aurait pu m'empêcher de lui tomber dessus, de lui envoyer un coup de crosse sur l'arrière du crâne et de le compresser dans le coffre de ma voiture. Donc je m'exécutai, puis démarrai en trombe, pneus crissant, et l'emmenai au fond du parking sous-terrain de mon immeuble. Je l'arrachai du coffre par sa queue-de-cheval et, lorsqu'il hurla de douleur, lui allongeai mon poing sur le nez. Je le projetai contre le mur et le choc entre sa colonne vertébrale et le béton le cloua au sol. Le faisceau de ma lampe fit luire le sang qui perlait de ses narines et venait mourir sur ses lèvres.

« Mais… Qu'est… Qui êtes-vous ?

— Pourquoi tu m'as suivi hier ? »

Il frotta la généreuse coulée sanguine avec la manche de son pull-over. « Vous… Vous êtes cinglé… Je… ne vous connais pas… »

Je lui envoyai un revers de main dont l'écho rappela un claquement de pétard.

« Arrêtez ! Je… vous préviens… Je suis… avocat… Vous… allez avoir de gros problèmes…

— T'es avocat ? T'es avocat, fils de pute ? »

Je pressai le canon de mon Glock contre sa tempe, tout en lui serrant la gorge jusqu'à l'empêcher de respirer. Un râle fade s'évada de sa bouche.

« Tu parles ! Ou je t'explose la tête ! Parle ! Parle !!!

— Je… Je ne sais rien… C'est la vérité ! Arrêtez, je vous en prie ! On m'ajuste demandé de vous suivre !

— Qui ? »

Il gloussait. Le sang n'arrêtait plus de pisser. Un fleuve…

« J'en sais rien ! Je vous le jure ! Ce sont eux qui prennent contact avec moi chaque fois ! Je ne les ai jamais vus !

— Qui ça, eux ? Accouche !

— Les maîtres du groupe… Ceux qui ordonnent, ceux qui organisent…

— J'attends !

— Je ne suis qu'un initié… Ils m'ont accepté dans leur société parce que je fréquente depuis plusieurs années les milieux SM…

— Avec un penchant particulier pour la douleur, n'est-ce pas, fumier ? »

L'intensité du rayon lumineux le contraignit à tourner la tête. « Oui… Mais il n'y a rien de mal… Les femmes sont consentantes… Nous le sommes tous…

— Et tuer des animaux ? Torturer des prostituées ou des clochards et leur filer du pognon pour qu'ils la ferment, tu appelles ça comment ?

— Je… Je ne suis pas au courant… »

Quand il constata la hargne avec laquelle je brandissais le bras, il lâcha prise. « Je n'ai assisté qu'une fois à ce genre de réunion… Il y a un mois… ça s'est déroulé dans un centre de vacances fermé… En pleine forêt d'Olhain, dans le nord de la France, à deux cents kilomètres d'ici… Ils… Ils avaient ramené un vagabond… Un pauvre type, une épave ramassée quelque part, prête à tout pour gagner du fric… Le rendez-vous était fixé dans les bois, en pleine nuit… Nous… nous ne nous connaissons quasiment pas les uns les autres… Nous restons toujours masqués, seuls certains prennent la parole… Je… Je n'ai fait qu'assister… ! Pitié… Laissez-moi partir…

— Qu'est-ce que vous lui avez fait ? »

Il se mit à gémir. « Réponds !

— Ils l'ont sédaté pour le calmer, puis ils l'ont sanglé à une table. Ils lui ont administré un anesthésique local, au niveau de la gorge, pour l'empêcher de crier ou d'émettre des sons. Puis ils ont commencé à lui entailler la chair… Ils… Il doit y avoir des médecins, des chirurgiens, des infirmiers dans le groupe… Ce n'est pas possible autrement… Ils avaient tout le matériel, les médicaments pour éviter les saignements… Chaque fois qu'ils entaillaient, ils recousaient derrière, à vif… Le… le clochard hurlait, mais rien ne pouvait sortir de sa bouche…

— Et tu as joui, espèce d'enculé ! Hein, raconte-moi ! Tu t'es branlé pendant que ce type se faisait torturer !

— No… Non… »

Je lui envoyai un coup de semelle dans le thorax. Sa respiration se bloqua longtemps — une messe de Pâques — et il finit par bleuir de façon inquiétante. Je le décollai de terre et lui frappai dans le dos du plat de la main. Son torse se gonfla soudain, comme si, d'un coup, il avait aspiré l'atmosphère tout entière. Il cracha à s'arracher des morceaux de larynx avant de reprendre un teint de circonstance.

« Vous… Vous… êtes… un… taré… » s'étrangla-t-il.

« Pourquoi ? Pourquoi tu fais ça ? J'ai besoin de comprendre ! Explique !

— Vous… allez encore me frapper si je vous dis la vérité…

— Si tu mens, ce sera pire… Sois sincère et j'aviserai. »

Il ouvrait ses mains sur sa poitrine comme s'il venait de disputer un cent mètres et cherchait à récupérer.

« Vous voulez la vérité ? L'être humain… a besoin de zones d'ombre… pour développer sa vie intérieure… C'est comme ça… Toutes les sociétés, quelle que soit l'époque… ont sécrété dans leurs franges… des confréries, des ordres, des associations… Nous… », haleta-t-il, « … cherchons tous le Diable… Nous éprouvons tous… une attirance pour le mystère, le surnaturel… bien au-delà des raisons… ou de la matière… Vous croyez que je pourrais me satisfaire… de ma robe de pauvre avocat minable ? Métro, boulot, dodo ? Non, non… Bien sûr que non… Nous vivons dans un monde de faux-semblants, tout n'est qu'illusion… Oui, je prends mon pied à infliger la douleur à mes semblables… Oui, je ne vis que quand je me tiens au sein de la confrérie… Oui, j'aime le vice, le mal, tout ce qui peut blesser, heurter le commun des mortels… Et rien ni personne ne pourra bouleverser l'ordre des choses… »

Je perdis les forces qui m'animaient, qui entretenaient ma soif de vengeance, ma hargne, mon envie de sauver ce qui pouvait l'être. Combien étaient-ils, tapis derrière les apparences de monsieur Tout-le-Monde, à prôner le mal, à encourager la déchéance ?

« Comment te contactent-ils ?

— Je reçois dans ma boîte aux lettres électronique des adresses de sites, sur lesquels je me connecte avec un identifiant et un mot de passe qu'ils me donnent. Là, ils me disent ce que je dois faire, et quand. Ils fixent les rendez-vous, dirigent tout, ils sont hors d'atteinte. Lorsqu'il y a des soirées, nous sommes toujours en comité restreint, une quinzaine de personnes maximum… C'est par mail qu'ils m'ont ordonné de vous suivre, de vous surveiller… C'est tout. Je leur renvoyais les informations par Internet, sur une boîte aux lettres qui change d'adresse presque tous les jours… Mon rôle vous concernant s'arrêtait là… Je devais vous suivre… juste vous suivre…