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De petites veines saillaient de sa gorge, comme des éclats d'os.

« Nous sommes venus vous parler plus particulièrement de l'un de vos étudiants.

— Élèves ingénieurs », corrigea-t-il. « … Je vous écoute, mais faites vite, s'il vous plaît.

— Manchini, élève de troisième année.

— Manchini… Manchini… Ah oui… Et alors ?

— En fait, nous aimerions que vous le convoquiez dans votre bureau…

— Pour quelle raison ?

— Nous souhaiterions avancer sur l'affaire Violaine…

— Et alors, le rapport avec Manchini ? J'espère que vous ne soupçonnez pas l'un de mes élèves ingénieurs ? Vous…

— Nous faisons notre travail. L'une de vos enseignantes a été agressée, il est donc normal, étant donné qu'elle passait la majeure partie de son temps avec vos… élèves ingénieurs, que nous nous orientions dans cette direction.

— Pourquoi Manchini ?

— Allez le chercher, s'il vous plaît.

— Vous êtes tombés en plein bizutage. Il n'y a pas de cours pendant trois jours… Il doit être dehors, avec les autres… »

Le cortège des éléphants s'était déplacé dans la cour intérieure de l'ESMP, abandonnant derrière lui une traînée de mousse à raser, d'œufs pourris et de sauces en tout genre.

« La vache ! » lança Crombez. « On pourrait les suivre rien qu'à l'odeur… ça sent le nuoc-mam… »

Des TVA en blouses blanches hurlaient dans des mégaphones et les pauvres éléphants, au moment où nous arrivâmes, poussaient les murs ou s'entassaient les uns sur les autres pour former des millefeuilles géants. Un étudiant fumait dans un coin calme, les poches alourdies de matériel antibizuths. Nous le choisîmes comme interlocuteur ; Crombez se fit une joie d'intervenir.

« Nous souhaiterions parler à Alfredo Manchini.

— Alfredo ? On ne l'a pas vu ce matin.

— Il n'est pas censé se trouver ici ?

— Si. Pas trop son style de manquer le bizutage…

— Pourquoi ? »

Il écrasa son mégot du talon. « Qui êtes-vous ? On ne parle pas trop de ça à des inconnus… Essayez d'aller voir ailleurs… J'y serai peut-être. »

Ce facho de mes deux nous adressa un sourire narquois, provoquant. Dans le dos de sa blouse, un dessin au fusain représentait un hamburger avec des bizuths relégués au rôle de steak. Il s'appelait TVA Burger. Il s'avança avec détermination vers la masse compacte des éléphants, mais je posai une main écrasante sur son trapèze gauche.

« Aïe ! Vous me faites mal, ducon !

— Tu vas m'écouter, espèce de peigne-cul d'électronicien de merde. »

Je lui plaquai sur le nez ma carte tricolore. « Je suis commissaire de la police criminelle de Paris. Si tu m'emmerdes, je pourrais m'énerver et tu peux demander à mon collègue, vaut mieux pas que je m'énerve ! »

Crombez agita la main et arrondit la bouche, d'un air de dire : non, il ne vaut mieux pas, mais vraiment pas Vénerver !

« Commissaire de police ? Mais vous lui voulez quoi, à Manchini ?

— Contente-toi de répondre à mes questions. Je te tutoie. Ça ne te dérange pas que je te tutoie ?

— Euh… Non…

— Pourquoi Manchini n'aurait-il manqué le bizutage pour rien au monde ?

— L'année dernière, il s'est éclaté comme un fou… Il est assez créatif dans ce domaine, ma foi.

— Sois plus explicite ! »

Il jeta un œil autour de lui, puis baissa d'un ton. « Il a inventé ce qu'on appelle Le tribunal, une soirée spéciale où l'on juge les bizuths pour leur obéissance et leur bon comportement pendant les trois jours.

— Explique !

— Certains bizuths sont plus rebelles que d'autres, alors ceux-là, on les fait plus particulièrement morfler pendant Le tribunal.

— Cela signifie ?

— Oh ! Rien de bien méchant. On les enferme dans des salles aménagées en caves, on leur balance des abats ou on les emprisonne aux côtés d'une tête de veau pelée…

— Et je suppose qu'il y a des abus ?

— Bien sûr que non ! Tout est réglo ! Et tous les TVA qui sont là, anciens bizuths, vous le diront. Le bizutage, c'est ce qui soude une promotion. Ça les prépare à traverser les dures années d'études qui les attendent.

— Vachement ! » beugla Crombez.

Un éléphant s'élança dans la cour, barils aux pieds, et se fit stopper dans sa course effrénée par un croc-en-jambe sévère. Il s'écrasa sur le sol comme une pastèque trop mûre.

« Ça, c'est réglo ? » ironisa Crombez en désignant l'éléphant mal en point.

« C'est un rebelle… Les rebelles, il faut les mater, sinon ils sèment la zizanie et après, on perd le contrôle des troupes.

— Tu es sûr que Manchini n'est pas là ?

— Oui. On a dû refiler son bizuth à un autre TTVA.

— Tu le connais bien, Manchini ?

— Assez… Mais en cours, ce n'est pas un type du genre expansif.

— Scolairement parlant, il donne quoi ?

— Élève moyen. Un peu même à la traîne, parfois.

— Il a des cours avec Julie Violaine ?

— Nous en avons tous.

— Et son comportement ?

— Classique… Discret, même… Pas le genre de gars à aller de l'avant. On peut le laisser dans un coin et le récupérer un an après qu'il ne bougerait pas.

— En matière sexuelle, quelles sont ses tendances ?

— Mais je n'en sais rien, moi ! Comment voulez-vous… ?

— Vous ne parlez jamais de ça entre mecs ?

— Si, mais…

— Mais quoi ?

— Manchini a l'air un peu… hors du coup. À chaque fois que nous parlons de sexe entre nous, il se défile. On dirait… que ça ne l'intéresse pas…

— Où pouvons-nous le rencontrer ?

— À la résidence universitaire Saint-Michel, deux boulevards plus haut… Si vous le voyez, dites-lui de se radiner ! »

Des veines de lierre infectaient la résidence sur la totalité de sa surface comme un cancer de la pierre. La grille de fer forgé de l'entrée ouvrait sur une allée de vieux pavés, bordée sur les flancs de parterres de fleurs entretenus.

Pour nous mener à la chambre d'Alfredo Manchini, nous engageâmes la concierge, qui ressemblait au majordome Nestor des albums de Tintin, en plus féminin. À condition que le mot féminin puisse s'appliquer à ce genre de personnage ; un potager de points noirs lui persillait le nez et un duvet de poils à faire pâlir un poussin lui couvrait le menton. Un tue-l'amour d'une efficacité redoutable.

Après avoir frappé à la porte de Manchini plusieurs fois sans succès, je lui demandai de nous ouvrir avec son double de clés. Elle hésita, les yeux fixés sur ma veste comme si elle cherchait à y deviner la forme de mon arme.

« Je ne sais pas si je peux… Je regarde les séries policières… Vous ne devriez pas avoir un mandat, ou quelque chose du genre ? »

Je la baratinai en beauté pour la convaincre. Elle lança une œillade dans le couloir et inclina le menton. « Dites… Je peux toucher votre flingue ?

— Lequel ? » envoya Crombez avec un sourire peu ménagé. « Oh ! Vous ! » s'exclama-t-elle en marquant son indignation. « Cochon !!! »

Je lui montrai mon feu et elle finit par nous ouvrir.

« Merci madame… Laissez-nous la clé. Nous fermerons et vous préviendrons quand nous aurons inspecté. »

Crombez se pencha à mon oreille alors que Tue-l'amour s'éloignait. « Vache ! Je suis persuadé qu'elle perdrait deux kilos si on lui perçait les points noirs qui se bataillent sur son pif. Elle a une tronche, on dirait la surface de Mars !