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La piste du bar ne donna rien. Manchini n'y avait pas pointé le nez ni la veille, ni l'avant-veille, ni même depuis une sacrée pilée de jours.

La Tortue, les mêmes lunettes couleur écaille sur le même front, débarqua sans le sourire à l'accueil de l'école d'ingénieurs. « Commissaire, je crois que vous frôlez les limites de l'offense.

— Nous ne serions peut-être pas ici si vous nous aviez révélé ce que nous attendions.

— Et qu'attendiez-vous ?

— Apparemment, Manchini n'a pas l'air d'être n'importe qui. Je me trompe ? »

Sa tête s'engloutit entre ses épaules. Une tortue qui cherche à se protéger d'une patte de chat. « Nous recrutons nos élèves sur dossier pour les meilleurs, par concours pour ceux qui sont un peu en dessous. Manchini a été admis par concours, il y a trois ans. Comme vous pouvez vous en douter, nous ne menons pas d'enquêtes sur nos élèves. Pourquoi le ferions-nous ?

— Et pour Manchini ? »

Sa voix devint chuchotement. « C'est le neveu d'Alphonso Torpinelli !

— Le magnat du sexe ? »

On aurait dit que ma question lui avait envoyé des éclats de verre dans les oreilles.

Il grimaça. « Oui… Côté maternel. Nous essayons de ne pas l'ébruiter. Vous ne pouvez pas imaginer combien les écoles se surveillent entre elles, profitent du plus petit grain de sable pour faire valoir leur différence auprès des entreprises qui recrutent nos élèves. Si elles venaient à savoir qu'un membre de la famille des Torpinelli se trouve sur nos bancs, cela pourrait causer un tort irréparable à notre image de marque. Nous avons clairement signifié à Manchini de taire ses origines…

— Sinon quoi ? » intervint Crombez.

« Cela ne vous regarde pas… Jusqu'à présent, tout s'est bien passé. Mais nous n'avons jamais bien compris les raisons de sa présence ici, vu la fortune colossale de ses parents. Peut-être un goût immodéré pour les études, peut-être veut-il voler de ses propres ailes, ou alors déteste-t-il le milieu du sexe…

— Ça, ça m'étonnerait » glissa Crombez.

Le directeur le dévisagea d'un œil mi-fermé de varan avant de poursuivre. « Les Torpinelli ont un sens profond de la famille et Alfredo aurait pu vivre de ses placements bancaires jusqu'à la fin de sa vie… Savez-vous qu'il paie déjà l'impôt sur la fortune ? Tout cela me dépasse…

— Où peut-on joindre ses parents ?

— Aux États-Unis. Ils détiennent, avec l'oncle et son fils, quatre-vingts pour cent du marché du sexe sur Internet. Des millions et des millions de dollars brassés chaque année. Pas un seul nouveau site pornographique qui se crée sans que ces rapaces mettent la main dessus.

— Nous sommes passés chez Alfredo, à la résidence Saint-Michel, mais il ne s'y trouvait pas. Ni là, ni au bizutage. Vous auriez une idée ?

— Ses parents possèdent une villa au Plessis-Robinson. Une résidence magnifique, vide la plupart du temps… Possible qu'Alfredo s'y trouve.

— Vous êtes sûr que vous n'avez plus rien à nous révéler ?

— Je vous ai tout déballé ce coup-ci… » Il s'avança dans le couloir, se retourna une ultime fois. « Vous n'avez pas garé votre voiture de police devant l'établissement, j'espère ? Ça ferait mauvais style pour mon école ! »

Avant de monter dans notre véhicule, j'annonçai : « Bon, on dépose le disque dur au SEFTI, en souhaitant que cela nous mène quelque part. Ils en ont pour longtemps, tu crois ?

— Le facteur chance tient un rôle important dans la récupération des fichiers. Ça peut aller très vite, comme prendre plusieurs jours. Un peu comme un puzzle de six mille pièces passé dans une tondeuse à gazon ; si la lame était suffisamment haute, vous retrouverez le puzzle presque intact ; par contre, si elle était assez basse pour laminer le puzzle, je ne vous garantis pas l'état des pièces… »

*

Après notre passage en coup de vent au SEFTI, nous prîmes la direction du Plessis-Robinson.

Le Plessis-Robinson représentait un peu le Paradis à proximité des forges de l'Enfer parisien. Quand on flâne dans les vieilles ruelles commerçantes et animées, l'on renoue un peu avec la douceur de vivre des villages franciliens d'autrefois. Suzanne et moi aimions toucher du doigt ce coin de ciel bleu, à six kilomètres seulement de la tourmente. Ce jour-là, malheureusement, le temps n'était pas à la balade ni même aux souvenirs…

Notre voiture remonta parallèlement à l'étang Colbert, au parc Henri-Sellier, avant de dépasser une tourelle d'angle à six pans qui annonçait les abords du quartier résidentiel. Nous longeâmes, éblouis, les façades ennoblies, les toitures à la Mansart faisant jouer, sous les traits de lumière, zinc et ardoise, les balcons en ferronnerie et les corniches aussi spacieuses à elles seules que mon appartement.

Plantée au cœur de conifères à hautes tiges et de chênes, la villa s'élançait vers le ciel, avec son fronton en demi-lune et ses larges baies vitrées. Une Audi TT trônait dans l'allée, derrière le portail ouvert. Nous garâmes notre épave en bordure de la palissade et nous nous présentâmes sur le seuil en pierre marbrière. « Vache ! » souffla Crombez. « Encore un qui pète dans la soie… »

Nos coups à la porte n'obtinrent aucune réponse. En tournant la poignée, je remarquai : « Tu n'as pas entendu ? Quelqu'un nous a dit d'entrer !

— Mais… Je n'ai rien entendu. » Je fronçai les sourcils. Il corrigea : « Si, je crois bien avoir entendu quelqu'un, tout compte fait… Oui… Il nous demande bien d'entrer. »

La porte n'était pas verrouillée. Les espaces s'ouvrirent devant nous en lignes fuyantes lorsque nous pénétrâmes et contournâmes une piscine chauffée, abritée sous une véranda.

Ce fut dans la salle de sports que nous découvrîmes le corps sans vie d'Alfredo Manchini. Une barre olympique de développé-couché chargée à son maximum lui écrasait le larynx et sa langue, bleu lavande, pendait. Ses mains avaient gardé une position crispée, comme si, dans un ultime effort, il avait cherché à basculer la barre sur le côté pour se dégager de l'étreinte métallique.

« Je crois que nous arrivons trop tard », crut bon de préciser Crombez.

« Tu aurais pu faire voyant, toi, tu sais ? »

Sous une flambée de colère, j'arrachai un haltère de son support chromé et le claquai sur les dalles de mousse avec violence. « Fais chier ! Bordel de merde !!! Préviens Leclerc, appelle Van de Veld ainsi que le lieutenant de la police scientifique ! Je vais contacter le juge d'instruction pour réclamer l'autopsie du corps !

— Du calme, commissaire ! Tout laisse à penser qu'il s'agit d'un accident, non ? Il était en survêtement et baskets, il a peut-être eu un malaise. Vous savez quoi ? J'ai fait pas loin de quatre années de musculation. Et je ne vous raconte pas combien de fois je suis resté coincé comme ça, avec la barre sur la poitrine. »

Je m'approchai du corps refroidi. « Il n'aurait pas eu le moyen de basculer la barre sur le côté ?

— Ça dépend. On est souvent en tension maxima lorsqu'on pousse et il arrive parfois que les muscles lâchent, lors du tout dernier mouvement. C'est pour cela qu'il vaut mieux être deux. Mais seul, si la barre reste bloquée sur la poitrine, on tente de la faire rouler jusqu'en haut des pectoraux pour pouvoir la basculer plus facilement… Je suis persuadé qu'il a essayé de le faire ; regardez, les fibres de son tee-shirt sont tirées, voire arrachées sur les pecs. Seulement, le poids était trop important pour qu'il y arrive en solo. Il est alors mort étouffé, la poitrine écrasée… Puis la barre a roulé sur son larynx lorsqu'il ne l'a plus retenue… »

Je comptai la charge totale. « Il y a quand même cent huit kilos de poids.